Cinéma et politique dansent le tango
L'Heure des brasiers (1968) **, Les Fils de Fierro (1978) ***, Tangos, l'exil de Gardel (1985) ***, Le Sud (1988) ***, Le Voyage (1992) *, Le Nuage (1998) **, Mémoire d'un saccage (2004) ***, La Dignité du peuple (2005) ***.
La parution d'un coffret consacré à un cinéaste, à une large période de son activité, à l'intégralité de son œuvre ou à quelque chose d'approchant est toujours un événement à saluer. Le coffret Fernando Solanas que propose les éditions Blaq Out ne fait pas exception en donnant à voir le travail singulier d'un artiste parfois négligé de nos jours de ce côté-ci de l'Atlantique alors qu'il reste une personnalité de grande envergure en Argentine et en Amérique latine, réalisateur de films d'importance devenu acteur politique de la vie de son pays tout en poursuivant parallèlement son œuvre cinématographique. Reprendre ce fil qui court ici le long de neuf DVD est d'autant plus enrichissant que s'y dévoilent de nombreux thèmes et figures et que s'y affirme une belle cohérence, par-delà les différentes périodes, modulations de discours, tentatives esthétiques. Le cinéma de Fernando Solanas, depuis le début, est une quête : il s'agit de mettre au centre de toute préoccupation l'idée du Peuple argentin, et cela en gardant une haute exigence artistique. Ce coffret en apporte la preuve en huit films, datés de 1968 à 2005. L'approche la plus évidente à effectuer est chronologique et peut se faire par paires.
Deux actes politiques
La forme est celle de l'essai, celui-ci étant constitué de trois parties d'inégales longueurs et de factures différentes. La première est historique. La deuxième est la chronique du péronisme et de sa chute. De ce mouvement nationaliste est souvent resté chez nous une vision noircie, parfois porteuse de relents fascistes. Il est présenté ici sous un autre jour, comme le seul mouvement de masse prolétarien ayant été capable de poser les bases de la révolution espérée, au-delà de ses contradictions internes. Enfin, la troisième partie propose un ajout de témoignages et de lettres de militants autour du thème de la violence nécessaire à la véritable libération. Provocant (les intellectuels, les étudiants et quantité d'autres sont violemment renvoyés à leurs compromissions avec le système), éclaté mais toujours réalisé avec soin (Solanas est un militant mais aussi un homme formé par le cinéma-art visuel), l'ensemble est parfois dur à suivre, des références échappant, des discours dispersant l'attention, des concepts oubliés resurgissant. Mais constamment est rappelé le but. L'Heure des brasiers est, pour ses auteurs, clairement, un film en train de se faire et un film destiné à alimenter un débat (le commentaire l'annonce lui-même). S'y entrechoquent donc didactisme, techniques d'accroche et lyrisme, ce dernier développé en notes finales pour emporter le spectateur et préparer le temps de la réflexion avant celui de la mise en pratique.
Plus qu'un film militant, L'Heure des brasiers est un film-acte, c'est-à-dire un film qui engage ses auteurs et qui doit provoquer quelque chose par son existence même. Cet acte est révolutionnaire et le public à qui il est destiné à l'origine n'est pas celui des salles commerciales ni celles d'art et essai, mais celui des militants politiques désireux de trouver un nouvel outil servant leur combat. Le but est également, bien sûr, de participer à une prise de conscience populaire et d'inciter à l'engagement. Réalisé clandestinement par une équipe très réduite sur une période de trois ans, sous l'une des multiples dictatures militaires ayant assombri l'histoire récente du pays, celle du général Ongania, le film fut présenté au festival de Pesaro en 1968. Dans le contexte européen que l'on connaît, il y remporta le grand prix alors qu'aucune projection n'avait encore eu lieu en Argentine.
Peut-être plus encore que devant L'Heure des brasiers, nous voilà submergés de renvois et d'allusions opaques. Mais peu importe. La difficulté que l'on peut éprouver à se placer face à ces Fils de Fierro est aisée à surmonter : il suffit de se laisser porter par ce poème lyrique. Réalisé lui aussi dans des conditions très peu favorables, il se révèle fascinant sur le plan de l'esthétique visuelle et sonore et sur celui de la narration. Solanas n'utilise encore presque pas de son direct, laissant le spectateur être guidé du début à la fin par la voix du récitant et celles de quelques uns des protagonistes exprimant leurs pensées. Parfois, ces dernières recouvrent les rares dialogues effectivement entendus, les sons se superposent, des variations de niveaux sont constamment expérimentées. Percussions et tangos aident à la progression en un extraordinaire engrenage musical.
Découpé en chapitres, le récit de ces batailles convergentes menées par les héritiers de Fierro prend des formes diverses et imprévisibles. Dans cette fiction, d'une séquence à l'autre, nous pouvons nous retrouver devant du documentaire, du théâtre, du fantastique, du burlesque, du cauchemar et même de l'animation. L'unité n'est pourtant pas mise en péril : mouvements de caméra impressionnants, plans-séquences remarquables et lumières travaillées servent à l'assurer tandis que la langue nous entraîne dans le flux poétique. Plaçant ses personnages dans des décors choisis à la fois pour leur épaisseur réaliste et pour la force symbolique et les effets de distanciation que l'on peut en tirer, Solanas obtient les mêmes résultats que, par exemple, Godard avec ses guérilleros ou ses privés de science-fiction. Les Fils de Fierro plonge avec brio la politique dans le bain de la poésie, de la musique et du théâtre. La voie artistique du réalisateur de fictions Solanas est ouverte. Elle sera bien sûr semée d'embûches.
Deux tangos de l'exil
Pour l'auteur, c'est une "tanguédie" : du tango, de la tragédie et de la comédie. Plus précisément, une comédie musicale. En effet, les ballets contemporains d'une troupe de jeunes gens introduisent chaque chapitre du récit principal qui est consacré à une autre troupe, celle des parents, ceux qui ont pris la décision un jour de quitter le pays natal. Ce type de structure, repris en quelque sorte des Fils de Fierro, a l'avantage d'autoriser tous les détours narratifs, toutes les surprises, toutes les successions de saynètes sans avoir à les relier trop fermement en un montage classique mais en leur donnant cependant un cadre. La comédie musicale est abordée par le biais connu de la création d'un spectacle. Solanas investit ce qui est presque un passage obligé dans le genre avec un grand bonheur d'expression. Parfois il fait se côtoyer plusieurs niveaux de représentation dans un seul plan et dans un même temps musical, comme lorsqu'il montre ce couple dansant, le metteur en scène écrivant à sa table et les musiciens jouant sur la scène, instant magique où chacun est seul mais où tous sont réunis.
La beauté du film est d'intégrer les notations dramatiques ou cocasses sur la vie de ces exilés au cœur d'une rêverie. Dans Tangos, l'exil de Gardel, une scène de rêve ne se différencie pas d'une scène réaliste. Tout s'interpénètre harmonieusement. Carlos Gardel ou le général San Martin peuvent apparaître et converser naturellement avec les personnages. Dès les premières images, cette fusion se réalise : les danseurs de tango s'approprient l'espace parisien, ponts et quais. Il se recrée un monde, à la fois encadré et libre. Solanas a réalisé un film très concerté mais a eu aussi l'intelligence de laisser l'imprévu advenir (à l'image du jeu déconcertant de Philippe Léotard, belle idée de casting). Ainsi, magnifié par des travellings admirables, le tango apparaît vraiment comme un spectacle vivant. Et tel est le film dans sa totalité, qui parvient à donner une idée de l'exil et à le représenter poétiquement.
Dès les premières secondes, une double dimension, théâtrale et onirique, est affirmée. La nuit complète (le scénario se déroule en une seule, traversée de reflux de mémoire et de rêves), les rues éclairées par des lumières irréelles sculptant pavés et façades comme sur une scène, la rareté des passants, les champs-contrechamps accusant des distances non mesurables, les plans longs en mouvements fluides qui enveloppent comme le brouillard, lui aussi omniprésent... Tout concourt à mêler ces deux dimensions et à faire naître cette impression de film mental sur la difficulté du retour, sur la douleur de l'absence et sur la permanence du désir et de l'amour. Avec Le Sud, prix de la mise en scène au festival de Cannes 1988, l'œuvre de Fernando Solanas trouvait son apothéose formelle, grâce notamment, encore et toujours, au sens musical de l'auteur découpant son récit en quatre chapitres ponctués d'airs connus repris par un chanteur de tango. Plusieurs séquences décollent ainsi au son du bandonéon.
Déjà sensible dans Tangos, l'exil de Gardel, l'influence de Fellini devient évidente ici, une séquence de bal avec filles faciles bien en chair et paquebot en arrière-plan renvoyant inévitablement au petit monde de l'Italien. La distanciation qu'impose la mise en scène et l'impossibilité de distinguer la frontière entre le fantasme et la réalité sont d'autres caractéristiques partagées. Un rapprochement peut-être fait avec une autre figure des années quatre-vingt, celle de Théo Angelopoulos. Il suffit de penser au brouillard et à la mémoire, aux strates de temps qui fusionnent, à la pesanteur de l'Histoire, à l'appropriation de l'espace par d'amples mouvements. Solanas se distinguerait alors par l'émotion directe que procure le tango et par la grande sensualité émanant de ses images et de son regard sur les femmes.
Le Sud, c'est en effet la survie à la dictature passée au prisme de l'amour charnel. "El Sur", c'est aussi un projet, une utopie. C'est ce vers quoi il faut tendre pour les personnages, aspirant à ce retour, après les confiscations et les destructions (illustrées par une séquence de visite au ministère, séquence surréaliste montrant les bureaucrates piétiner la mémoire des dossiers). C'est le désir et la nécessité d'un nouveau départ malgré les blessures passées, une espérance revivifiée.
Deux limites de la métaphore
De fait, le film a pour lui l'inévitable photogénie du déplacement perpétuel et cette fuite en avant à la suite d'un père idéalisé formule un message évident : l'important n'est pas le but du voyage mais le chemin parcouru, qui forge personnalité et convictions. Le fait d'avoir choisi comme personnage principal un garçon sorti depuis peu de l'adolescence peut poser problème. Notre sympathie lui est acquise mais l'attachement véritable échoue à se faire. C'est que le film semble reprendre à son compte la naïveté et le manque de profondeur politique de la vision de notre jeune guide. De plus, la mise en scène verse de temps à autre dans l'opéra bouffe et la satire politique poussée, avec plus ou moins de réussite comique. Ailleurs, avec insistance, s'exprime un surréalisme en plein jour et s'applique un usage métaphorique du cinéma. A partir de décors réels, Solanas tente d'illustrer littéralement un état de la société (par exemple : les argentins sont dans la merde) au cours de séquences trop longues. Avec cet élargissement de la portée, il obtient un film-continent mais pas vraiment un film-monde qui aurait sa cohérence esthétique. Au fil de scènes déséquilibrées, se pose la question du manque ou, au contraire, du trop de moyens. Le Voyage est pour le moins inabouti, comme l'admet Solanas lui-même qui parle plus de séquences isolées que du film fini. Il fut victime d'un attentat par balles en 1992, suite à ses prises de position contre le libéralisme du président Menem, alors qu'il le terminait. Lui qui aime prendre du recul après la période de réalisation dut alors parer au plus pressé. Si ce temps lui avait été accordé, dans quelle mesure Le Voyage aurait-il été meilleur ? Difficile de le dire.
Sans doute en réaction à la dispersion s'étant opérée le long de sa fresque brinquebalante, Solanas a eu le mérite de recentrer son propos et sa visée. Les mésaventures d'une troupe de théâtre se battant pour la préservation de leur salle de quartier promise à la disparition par les financiers et par l'incompétence d'un Etat corrompu, sont contées en successions de petits faits et d'intermèdes (le chapitrage est toujours de rigueur) au fil d'une œuvre chorale mais équilibrée et fluide. Tout en jeux de miroirs (le nom du lieu est clair : le "Théâtre du Miroir") et en glissements entre public et privé, entre représentation et réalité, Le Nuage nous ramène vers ce que Solanas, dans la fiction, fait le mieux : faire tenir le peuple argentin et son histoire dans un petit théâtre, au son du tango... L'art de la scène y est toujours approché avec inventivité.
Bien sûr, le trait est souvent appuyé et le symbolisme omniprésent, surtout dès que l'on sort des limites de la salle de théâtre. Un procédé original est utilisé alors, d'abord déstabilisant avant que l'habitude ne s'installe (contrairement donc à ce qu'avance avec regret Solanas en entretien, pensant rétrospectivement qu'une ou deux occurrences auraient suffi) : toutes les images de rue, de circulation, de déplacement défilent à l'envers à l'écran. Ainsi, le pays entier, ou presque, avance en reculant, en un ballet fort étrange. Courants et contre-courants se croisent, aidant à distinguer les rares résistants au milieu d'une masse résignée à se laisser porter par le flux rétrograde imposé par le pouvoir et le passé. Ce n'est pas tout : un ciel lourd pèse comme une chape et les jours de pluie s'accumulent sans pause. Le climat politique est représenté de cette façon, "météorologiquement". Les Argentins qui le subissent semblent tourner en rond, sensation accusée par les travellings qui les suivent sur la scène circulaire, dans les labyrinthes d'archives et dans les dédales des couloirs ministériels.
On le voit, la légèreté n'est pas la qualité première du Nuage. Cependant, ce dispositif évite les débordements et l'éparpillement qui nuisaient au Voyage. Surtout, l'attention aux états d'âme des personnages est plus soutenue. Et pas seulement à l'endroit de la femme exilée et souffrante au cœur mais terriblement sensuelle, déesse à adorer chaque seconde. Qu'ils soient nombreux, que leurs crises soient régulières, que leurs faiblesses soient criardes, que leurs caractères soient marqués, ils n'en sont pas moins vivants et, ce qui importe, ils ne sont jamais rabaissés, triés par le scénario en forts et en faibles soumis à la leçon. Cet art qui n'en passe pas, dans ce domaine, par la loi de la supériorité des uns et de l'infériorité des autres, ne se rencontre plus très souvent de nos jours sur les écrans.
De retour
Débutant donc avec d'impressionnantes prises de vue des révoltes, Mémoire d'un saccage prend du recul et éclaire sur la difficile sortie des années de dictature, sur l'endettement perpétuel de l'Argentine, sur la corruption du pouvoir, sur l'austérité intenable imposée par le FMI, sur la privatisation sauvage de la majorité des entreprises publiques, sur les trahisons de Carlos Menem, président néo-péroniste vite transformé en néo-libéral, pour aboutir à la description de ce qui est qualifié de "génocide social". Pour ce faire, le film mêle des extraits d'entretiens avec des députés s'étant opposés à Menem, des économistes ou des historiens, des images d'archives des protagonistes de l'époque (parfois utilisées de manière fort sarcastique), des visites dans les lieux du pouvoir financier et politique et quelques témoignages de ceux qui résistent ou qui surnagent en pleine misère. Bien sûr, comme le dit l'un des interviewés, il ne faut pas penser en noir et blanc, opposer les "tous pourris" en politique au peuple nimbé de pureté, cependant, il est difficile de ne pas sentir la nécessité absolue dans laquelle s'est trouvée une majorité d'Argentins d'investir les rues à ce moment-là en cognant sur leurs casseroles et en criant "Qu'ils s'en aillent tous !" C'est que Solanas traduit ces tentatives de reprise en main d'un destin confisqué aussi par son esthétique, tout didactique que soit son documentaire. La pompe des palais est appréhendée en lentes avancées de caméra alors que le peuple est accompagné en marche, en action, toujours, dans les rues, dans les bidonvilles. Par un travail de montage exemplaire, se met en place un système de champ-contrechamp où le premier, le pouvoir, ne regarde jamais en face le second, le peuple.
Remarquablement construit, avec une articulation harmonieuse entre chaque chapitre, monté de manière dynamique sans verser le moins du monde dans les manipulations et les mensonges des reportages télévisés, La Dignité du peuple offre une série de témoignages gorgés d'émotion et d'espoir par-delà les épreuves parfois terribles.
Peut-être pensiez-vous, lecteur de cette chronique, tout comme moi, que Fernando Solanas s'était arrêté là, malgré son souhait exprimé dès la sortie de Mémoire d'un saccage de réaliser une véritable fresque documentaire sur l'Argentine contemporaine en plusieurs volets. Or notre homme a bel et bien complété sa série, et comment ! puisqu'il a réalisé pas moins de cinq films depuis 2007 : Argentina latente, La Proxima estacion, Tierra sublevada (en deux parties) et La Guerra del fracking. S'est-il posé un problème de distribution en Europe ? Solanas a-t-il soudain pris un rythme trop rapide, lui qui, auparavant, de son propre aveu, aimait prendre son temps à chaque étape ? Toujours est-il qu'il faut espérer voir paraître un jour un nouveau coffret qui regrouperait tous ces documentaires. Il voisinerait avec celui-ci, essentiel car donnant une vue d'ensemble sur l'œuvre dense et passionnante d'un cinéaste humaniste au meilleur sens du terme, souvent inspiré et toujours traversé par le souffle d'un idéal social et populaire avec une constance qui force l'admiration.
(09/07/2015, Fiches du Cinéma)
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