Preston Sturges

 Preston Sturges, roi méconnu de la comédie hollywoodienne classique

Le Gros Lot (1940) **, Un cœur pris au piège (1941) ***, Les Voyages de Sullivan (1941) ***, Madame et ses flirts (1942) ***, Héros d'occasion (1944) ***, Infidèlement vôtre (1948) *** 

Souvent adulé pendant sa période d’activité en tant que maître de la comédie américaine, Preston Sturges a vu par la suite son œuvre tomber tout aussi régulièrement dans l’oubli. Elle en a été tirée à plusieurs reprises, au gré de rétrospectives et de quelques diffusions télévisées, mais l’engouement ne semble jamais durable au point que le nom du cinéaste ne se maintient toujours pas, chez nous, au niveau de ceux de Capra, Lubitsch, Cukor, McCarey et autres rois du divertissement hollywoodien classique.
La raison principale de la relative mauvaise fortune de Sturges en France réside dans le fait que son œuvre a été entièrement façonnée durant les années 1940 (son dernier film hollywoodien, Oh ! Quel mercredi, avec Harold Lloyd, date de 1950). Tous les titres majeurs (dont on retrouve la plupart parmi les 6 retenus pour ce coffret) ont été conçus en l’espace de 10 ans. Et si ils sont généralement sortis sur les écrans français, ce fut évidemment en tir groupé à la sortie de la guerre. André Bazin put alors ériger Sturges en exemple, aux côtés d’Orson Welles, pour louer la vitalité du cinéma américain et la Revue du Cinéma publier des critiques d’Un cœur pris au piège (par un Jean George Auriol enthousiaste) puis des Voyages de Sullivan (par Grisha Dabat plus réservée) durant l’année 1948. Malheureusement, tout cela s’arrête au début des années 1950, moment fatidique : les Cahiers du Cinéma et Positif arrivent mais ne peuvent réellement soutenir un cinéaste ayant disparu des écrans, au-delà de quelques mots rétrospectifs (dont un article de Jean-Paul Marquet en forme de défense des Voyages de Sullivan dans un Positif de 1953). D’un côté comme de l’autre, Sturges a donc raté le train des "Auteurs".
Pourtant, il a bel et bien ouvert une brèche en son temps en obtenant du studio qui l’employait comme scénariste (la Paramount) le droit de réaliser lui-même les histoires qui lui trottaient dans la tête. Dans cette brèche-là allaient pouvoir s’engouffrer ensuite Billy Wilder, John Huston, Joseph L. Mankiewicz… Dans les génériques apparaît donc la mention "écrit et réalisé par Preston Sturges" (parfois même "produit"). Ce cinéma, de comédie essentiellement, est hautement personnel.

Le Gros Lot (Christmas in July, 1940) est le deuxième film de Sturges. La précision de sa mécanique et de ses dialogues est déjà remarquable. Certes, la mise en images en paraît d’autant moins importante au premier abord, effectuée par un réalisateur encore en train de se faire la main modestement, dans un nombre réduit de décors. Encore que cette modestie s’accorde idéalement avec le sujet, qui tient tout entier dans un télégramme (et elle n’empêche pas un beau et long travelling sur un toit de New York en accompagnement d’un pas de deux entre amoureux contrariés). Nous sommes plongés dans le monde des employés de bureaux new-yorkais qui peinent à joindre les deux bouts et qui rêvent de gagner le gros lot promis à celle ou celui ayant trouvé le meilleur slogan pour une célèbre marque de café.
Tout le film repose sur un malentendu : le héros et sa fiancée croient avoir remporté le concours et un enchaînement favorable jusqu’à l’absurde maintient leurs illusions pendant très longtemps. Le spectateur est donc à la fois heureux pour eux, en voyant leur réaction et leur générosité, et peiné puisqu’il sait, lui, qu’une mauvaise blague est à l’origine de leur joie. Comme il le fera souvent par la suite, Sturges joue ainsi sur deux niveaux. Ici, il montre la concrétisation d’un rêve et en même temps, la vanité d’un espoir. Il y a bien un happy end mais, s’il est annoncé au spectateur, il ne l’est pas (encore) aux personnages. L’ironie est maniée avec habileté et devient la marque de fabrique du cinéaste, éloignant le spectre de la mièvrerie dans les rapports amoureux et laissant par endroits déborder un comique sans limites.

Un cœur pris au piège (1941), avec ses allures de screewball comedy, fait franchir à Sturges un palier. La Lady Eve du titre original, campée par Barbara Stanwyck, apparaît pour la première fois une pomme à la main et sera bientôt confrontée à un serpent. C’est une arnaqueuse cherchant, en compagnie de son père et d’un complice, à plumer les riches gogos en croisière. Sa nouvelle proie s’appelle Charles Pike (Henry Fonda), héritier de la famille Pike spécialisée dans la bière. Lui est plutôt porté sur les animaux, qu’il aime observer jusqu’en Amazonie. Plutôt calme, la première partie sur le paquebot pose la situation et détaille le stratagème de l’héroïne jusqu’à son échec pour une raison sentimentale, en passant par une entreprise de séduction particulièrement sexy. L’irruption de ces sentiments provoque, dans le jeu de masques, des éclairs de franchise et des aveux touchants. Les personnages ne jouent pas au plus malin. Leur cœur, de toute manière, le leur interdit.
À mi-course, la croisière se termine dans l’amertume. Commence alors le récit de la "vengeance" de l’arnaqueuse. Le film s’agite alors, devient résolument burlesque, se plaît à faire tomber et à ridiculiser sans cesse Fonda. Le vertige s’installe, chez nous comme chez celui qui pense croiser un double de la femme rencontrée en mer quelques mois auparavant et en qui il aurait dû trouver l’amour malgré son passé des plus troubles. La double personnalité, Stanwyck la manie avec éclat. Et jusqu’au bout, Eve mène la danse. La femme sait, l’homme reste ignorant et Preston Sturges boucle sa comédie à la fois de façon morale et immorale. De l’arrivée du personnage de Fonda au restaurant vue depuis le miroir de celui de Stanwyck et commentée par celle-ci au montage de la séquence d’allusions sexuelles en train avec orage et tunnels, en passant par la destruction d’un grand moment romantique avec coucher de soleil à cause des facéties d’un cheval en arrière-plan, la mise en scène aligne les trouvailles et paraît beaucoup plus assurée.

Confiant, Preston Sturges se lance aussitôt après dans Les Voyages de Sullivan (Sullivan’s Travels, 1941), son film le plus connu et le plus discuté. Son sujet prête aux interprétations multiples puisqu’il s’agit d’un "métafilm", grande famille allant du Show People muet de King Vidor au Mulholland Drive de Lynch, en passant par tant d’autres œuvres sur le cinéma lui-même. Tous les avantages du genre en sont tirés : clins d’œil, hommages, citations de personnalités bien réelles (Capra, Lubitsch) et création d’un possible alter ego de Sturges avec ce réalisateur nommé John L. Sullivan. Celui-ci nous est présenté comme un metteur en scène célèbre pour ses comédies plutôt faciles. Un jour, lui vient l’envie de tourner un grand film social mais se rendant compte qu’il ne connaît rien à la misère, il tient à se lancer sur les routes de la région déguisé en vagabond, avec seulement 10 dollars en poche. Bien sûr, la production va suivre de très près cette aventure insensée.
Comme le titre l’indique, Les Voyages de Sullivan est une fable. Une fable à plusieurs entrées et sautant d’un registre à l’autre. Nous restons dans le cadre général de la comédie mais la deuxième moitié vire carrément au drame, avec une terrible vision du bagne. Auparavant, nous sommes passés du "slapstick" au documentaire et nous avons été les témoins d’une belle rencontre amoureuse. L’écriture surprend ainsi constamment.
Passionnant, le film charme pourtant moins que d’autres Sturges parce qu’il est tissé de contradictions qui l’entravent parfois. En restant dans le carcan hollywoodien, il est notamment difficile d’accéder à un véritable réalisme et si l’ironie touche tous les personnages, riches ou pauvres, elle fonctionne sur un mode binaire qui joue trop simplement l’opposition entre social et divertissement pour aboutir à l’éloge du comique visant à l’évasion du bon peuple. Très originale dans sa forme et sa narration, l’œuvre l’est beaucoup moins sur le plan idéologique et semble même "problématique" (par exemple, on peut passer du cliché du cuisinier noir dépassé et comiquement blanchi par la farine à une vision plus authentique d’un negro spiritual). On peut estimer que Sturges s’est en quelque sorte fait piégé par sa propre ironie, qui aboutit en fait à un statu quo condamnant les classes défavorisées à leur destin et la classe dominante à les divertir. Avantage et inconvénient du second degré : on peut laisser penser tout et son contraire.

Plus rapidement que Sullivan, Sturges a compris qu’il ne réaliserait pas de film hollywoodien révolutionnaire. Avec le suivant, Madame et ses flirts (The Palm Beach Story, 1942), il plonge le spectateur dans un monde où la richesse est partout, au cœur d’une comédie du remariage brillante à tous points de vue. L’idée de départ est des plus dures à accepter : pour lui permettre de réussir enfin sa vie, une femme annonce à son mari qu’elle le quitte par amour, afin de ne plus être un poids et d’éventuellement l’aider plus tard, une fois qu’elle aura trouvé un homme riche. Le plaisir de la comédie et le délire sturgesien va faire passer cette énorme pilule sans problème, au rythme de dialogues toujours savoureux. Le long épisode central a gagné sa place dans une anthologie de la comédie américaine : sous les yeux amusés de Claudette Colbert se déroule la joyeuse destruction de plusieurs compartiments de train soumis aux excès alcoolisés d’un club de chasseurs milliardaires. Si cette course-poursuite entre une femme et son mari continue de façon plus calme, c’est qu’elle passe sur un autre terrain, tout aussi réjouissant. Les deux se retrouvent en effet courtisés par un frère et sa sœur, parmi les personnalités les plus riches du monde. L’entre-deux, le flou de la situation matrimoniale et la valse des identités autorisent alors les pensées les plus délirantes et les plus scabreuses.

Réalisé deux ans après Madame et ses flirts, Héros d’occasion (Hail the Conquering Hero, 1944) prouve que Sturges n’avait cependant pas abandonné avec Les Voyages de Sullivan toute idée d’ambitieuse subversion. Et de fait, sa satire de l’armée et des petites villes américaines allait être plus percutante et précise que celle du monde du cinéma, et aboutir à ce qui est peut-être son meilleur film. Comme toujours, l’histoire est aussi ahurissante que bien menée, et plus que jamais sur le mode de l’engrenage. Le jeune Woodrow Truesmith se morfond au fond d’un bar de San Francisco. Il a été réformé pour cause de rhume des foins chronique, lui le fils d’un héros tombé au combat. Mais il rencontre un groupe de Marines qui imaginent une petite supercherie évitant un retour à la maison triste et honteux. Ils le font passer auprès de sa mère pour l’un des leurs et mieux, pour un soldat distingué pour ses multiples actes de bravoure. Or, le mensonge initial fait boule de neige et tout s’emballe. C’est toute la ville qui accueille Woodrow en fanfare et bientôt, le pousse à en devenir le maire.
Les longues séquences de l’accueil du (faux) héros sont frénétiques, Sturges prenant un plaisir immense à filmer la foule, à faire entrer le maximum de gens dans son cadre. Il en découle un enthousiasme unique, un débordement irrésistible et comique. Car cette foule, avec sa naïveté et sa capacité à s’exciter pour rien, est aussi l’une des cibles du film. Même lorsqu’il tente d’avouer, le personnage principal n’est pas réellement écouté, ses dénégations étant prises pour une grande modestie, et il est acclamé de plus belle. Pris dans un tourbillon, il ne parvient même plus à se faire comprendre par celle qui l’aime. Clairement, une foule obéit au premier homme politique venu, légitime ou non, corrompu ou menteur.
Quant à l’armée, elle est soumise elle aussi à l’acidité du regard. L’hommage aux Marines est pour le moins paradoxal, loin du théâtre des opérations. Leur bravoure n’est pas niée mais il est assuré ici que si la légende est plus belle que la réalité, il n’y a aucune raison de ne pas broder à l’envi, jusqu’à faire d’un réformé un héros de guerre. Au-delà d’un happy end improbable, voilà bien ce que dit ce Héros d’occasion : tout cela repose sur du vent.

Confortablement produit par Darryl F. Zanuck en 1948, Infidèlement vôtre (Unfaithfully yours) trouve encore le moyen de surprendre. Le comique vire cette fois à l’humour noir et le ton se fait plus cassant, quant au mode de narration, il est à nouveau des plus audacieux. L’histoire, déroulée en trois parties, est celle d’un grand chef d’orchestre qui, de retour chez lui et juste avant un concert important, est informé d’une probable infidélité de sa jeune et belle épouse. Du début à la fin, nous épousons le point de vue de ce musicien anglais, à la répartie mordante, presque déplaisant parfois.
La première partie du film semble repousser sans cesse la révélation du véritable enjeu, comme le héros refuse d’entendre ce que veulent lui dire son beau-frère et le détective privé engagé par celui-ci. L’élément déclencheur de la fiction tarde volontairement à venir. La deuxième partie, la plus surprenante, se passe durant le concert. Alors qu’il dirige son orchestre, notre homme imagine successivement trois scénarios, dont deux particulièrement violents. Le tour de force est, au moins, double. Tout d’abord, le premier scénario n’est pas présenté au spectateur comme une construction de l’esprit mais bien comme une action réelle et continue. Ensuite, ces pensées s’accordent parfaitement avec la musique qui est jouée pendant qu’elles sont déroulées. Les registres s’entrechoquent et nous assistons à un meurtre, à un jeu morbide. La troisième et dernière partie relate la mise en œuvre, très contrariée, des stratagèmes imaginés. Grinçante, elle table sur un burlesque lent et répétitif pour finir par faire prendre conscience de l’écart considérable existant entre le fantasme et la réalité. Étrange et bancal, Infidèlement vôtre est un film aussi déroutant que stimulant.

À chaque occasion, Sturges a tenté de surprendre son monde, notamment en jonglant avec les registres et les sentiments à l’intérieur même de ses récits. Dès Le Gros Lot s’opèrent des glissements de l’humour à l’émotion, et inversement. Qu’un chef de service convoque le petit employé distrait dans son bureau et nous nous attendons à l’affrontement farcesque. Or le chef de service se contente de donner de très simples et très justes conseils au héros perturbé dans son travail. Entre deux énormes gags, peut ainsi s’insérer un moment tout à fait sérieux. Dans Héros d’occasion, le recueillement du groupe de Marines devant le portrait du père mort à la guerre puis la séquence de l’aveu du fils sont très touchants et ne semblent lestés d’aucune ironie. Le même film donne à voir de très belles séquences de promenade dans la petite ville, tournées en de longs plans en mouvement. C’est ainsi que Sturges varie les rythmes et les ambiances.
Il cherche également le naturel et la justesse de l’interprétation afin de ne pas donner un aspect uniquement mécanique à ses brillants scénarios. Les relations amoureuses, chez lui, ne sont jamais convenues mais elles ont toujours l’apparence du vrai et les épouses, fiancées et petites amies ne sont jamais réduites au rang de faire-valoir. Ces qualités sont celles de l’écriture de Sturges et sont perceptibles grâce à ses talents de directeur d’actrices et d’acteurs. Devant sa caméra, Henry Fonda se laisse aller comme rarement et Barbara Stanwyck déploie son jeu moderne et pétillant (Un cœur pris au piège), Joel McCrea s’entend fort bien avec Veronica Lake, le feu sous la glace (Les Voyages de Sullivan), et suit parfaitement Claudette Colbert dans ses délires (Madame et ses flirts), la discrète Ella Raines regarde tendrement le lunaire Eddie Bracken (Héros d’occasion), Rex Harrison se gargarise de son accent anglais (Infidèlement vôtre) et une ribambelle de seconds rôles reviennent d’un film à l’autre. Tous disent avec virtuosité des dialogues pétaradants.
Il faut donc découvrir ou redécouvrir Preston Sturges, son monde très cohérent, ces comédies des années 1940 où l’on trouve bien sûr des blagues sur Hitler, où l’on est obsédé par l’argent, où les méprises initiales et les erreurs sur les personnes entraînent dans des délires poussés à leurs extrêmes limites, jusqu’à retourner le propos comme un gant et jouer ironiquement des sens cachés sans jamais perdre de vue le plaisir éprouvé à rire.

(30/01/2018, Fiches du Cinéma)




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