Les premiers grands Wiseman : l'idéal démocratique américain à l'épreuve du concret
Titicut Follies (1967) ***, High School (1968) ***, Law and Order (1969), Hospital (1969) ***, Basic Training (1971) **, Essene (1972) **, Juvenile Court (1973) ****, Primate (1974) ***, Welfare (1975) ****, Meat (1976), Canal Zone (1977) *, Sinai Field Mission (1978) ***, Manœuvre (1979) **
Depuis la deuxième moitié des années 1960, à raison d'un film par an tourné selon des principes immuables et souvent destiné à informer sur une institution américaine, Frederick Wiseman construit l'œuvre immense qui fait de lui l'un des plus grands documentaristes vivants. En cette fin d'année, l'annonce par la publication de ce premier volume, d'une intégrale en trois coffrets édités par Blaq Out est assurément un événement. L'approche étant logiquement chronologique, cette livraison hivernale, avant celles des printemps et automne prochains, contient les treize premiers films du cinéaste, réalisés entre 1967 et 1979. Au-delà même de l'aspect qualitatif, cette initiative, qui permet de rendre enfin accessibles la plupart d'entre eux, mérite nos applaudissements. Jusque là, seul le premier, Titicut Follies, était en effet régulièrement diffusé chez nous et largement connu. Trop spécifiquement américain, trop exigeant et trop long, le reste ? L'intérêt de l'ensemble vient, au contraire, de là.
Ces films nous plongent la tête la première dans une prison psychiatrique du Massachussetts (Titicut Follies), dans un commissariat de Kansas City (Law and Order), dans un hôpital et un centre social de New York (Hospital, Welfare), dans un tribunal pour mineurs de Memphis (Juvenile Court), dans un lycée supérieur de Philadelphie (High School), dans un centre d'expérimentation sur les singes (Primate), dans une entreprise d'abattage du Colorado (Meat) et dans un monastère du Michigan (Essene). Ils nous font aussi coller aux basques des militaires américains, ceux qui font leurs classes dans le Kentucky (Basic Training) et ceux qui vivent, surveillent et s'exercent à l'étranger, au Panama (Canal Zone), dans le Sinaï (Sinai Field Mission), en République Fédérale d'Allemagne (Manœuvre). Ce que propose Wiseman est de l'ordre de l'immersion, en noir et blanc sans apprêt, sans préparation préalable et sans commentaire
Cette approche singulière produit un cinéma mosaïque, où règne la prise sur le vif. Les échanges avec le cinéaste, même de regards, sont bannis et aucun discours ne se fait pour la caméra. Accumulant une masse considérable de rushes, Wiseman, réalisateur, producteur et monteur de tous ses films, doit trouver sa voie au fur et à mesure et construire chaque documentaire dans sa salle de montage, sans idée préconçue. Il assurait en 1998, dans un entretien pour Positif : "Aucun de mes films ne reflète mon attitude générale à l'égard de l'humanité, que j'aurais bien du mal à définir. Ce sont des réactions à un lieu spécifique."
Comme les mêmes règles de réalisation sont en vigueur depuis le fameux Titicut Follies de 1967, les plus anciens de ses films ne sont pas les moins impressionnants. L'époque resurgit telle quelle, de manière saisissante (tout le monde fume tout le temps et n'importe où), parfois amusante (les comportements et les choix vestimentaires mobilisent beaucoup d'énergie dans les échanges entre les responsables éducatifs et les élèves dans High School). Surtout, Wiseman, s'inscrivant clairement dans le courant du "cinéma direct", profite de ce moment particulier où, grâce aux progrès des techniques de prises de son, la réalité a pu être approchée au plus près. Nous avons alors l'impression de voir certains lieux arpentés pour la première fois caméra à la main. Ce n'est certes pas le cas dans Basic Training, le moins surprenant de l'ensemble sans doute, le cinéma ayant en effet beaucoup donné sur le terrain de l'apprentissage militaire. Dans sa construction, c'est d'ailleurs presque un film de fiction, avec ses micro-récits, ses personnages récurrents, ses trajectoires diverses, et sa progression classique, de l'arrivée des appelés à la remise des diplômes en fin de classes. Mais ailleurs, la sensation d'inédit domine. Jusqu'à bousculer sérieusement parfois.
Au lycée comme à la caserne, une nation assure ses bases et son avenir. Dans High School, les séquences consacrées aux discussions sur les règles à suivre et sur les orientations professionnelles et morales sont plus nombreuses que les séquences de cours. D'ailleurs, Wiseman a l'habitude de se placer au plus près des individus qui parlent ou écoutent, et par conséquent de délaisser les plans généraux. Ce qui l'intéresse dans les lieux institutionnels qu'il filme, c'est la circulation de la parole, autorisée ou non, et pas le décorum. Il observe comment ceux qui y travaillent et ceux qui s'y trouvent encadrés, peuvent éventuellement garder une liberté individuelle. Le but des documentaires de Wiseman est d'ausculter la démocratie à l'Américaine, de façon à déterminer quel est l'écart entre l'idéal qui la fonde et la réalité, au sein de ces institutions qui formatent les esprits et les corps pour le bien de la société entière (voire de l'Humanité). Ce thème de la norme et de son refus déboule dès que l'on s'intéresse à l'armée. Dans Basic Training, il s'étale à l'écran et n'a pas besoin d'être débusqué ou métaphorisé, dans ces discussions rendues impossibles par la nécessité de l'obéissance. Les scènes de bureaux au milieu desquels tombent punitions et arrêts abondent comme dans High School. Essene, qui décrit un petit univers religieux aux règles strictes, se pose en fait, lui aussi, comme un film-miroir de Basic Training, avec son alternance de rituels et d'occasions de singularisation, de prières et chants collectifs et de longues conversations en groupes restreints sur le positionnement moral de tel ou tel dans la communauté.
Il est vrai qu'avec Wiseman, elles ont l'assurance de ne pas être caricaturées, ni attaquées de front sans recul à travers quelque discours lourdement didactique. Dans Hospital, un gynécologue noir ausculte une patiente blanche. Dans certains états américains, évidemment, la scène n'est pas passée. Or, elle est déroulée très naturellement, sans appui. Elle signale certes un moment fort mais "à la réflexion", derrière la puissance du temps réel qui s'écoule. De même, il est possible de tourner de l'œil au cours du visionnage de Primate, qui se termine sur la longue dissection d'un singe. Les scientifiques n'ont pas choisi cette famille d'animaux pour rien et Wiseman non plus. Cages et expérimentations font froid dans le dos mais renvoient aussi à d'autres horreurs humaines. Pour autant, Primate n'est pas un tract. Il réalise juste l'exposition d'une opposition surprenante. Enregistrant froidement le travail scientifique, il montre un excès de matériel qui devient antinaturel : comprendre et servir la nature imposerait d'aller à son encontre, de la contraindre, de l'anéantir parfois. D'où l'émergence d'un humour "objectif" propre à la réalité, si terrible soit-il à l'occasion (avec ces images de singes encombrés de capteurs). On remarque que l'éthique de ces travailleurs de laboratoire n'est pas questionnée. Cependant, une réunion est montrée, qui tourne autour de l'idée très politique de l'inévitable part d'inutilité entrant dans la recherche fondamentale qu'il convient de préserver coûte que coûte. Le cinéaste ménage-t-il là la chèvre et le chou ? Aucunement. Il met plutôt à jour la grande complexité du réel et refuse l'univocité à son cinéma.
Cette préoccupation va l'entraîner progressivement à se poser la question de la durée. Avec Juvenile Court, son septième film, il double quasiment la longueur du métrage par rapport à ses précédents pour parvenir allègrement au-delà des deux heures, ce qui deviendra dès lors chez lui la règle, à quelques exceptions près. Dans ce cas précis, l'écoulement du temps se justifie pleinement : l'institution étudiée est judiciaire et implique donc d'assister à des entretiens poussés et des confrontations très argumentées. Le fait que des jeunes soient au centre des affaires traitées dans ce tribunal de Memphis, victimes ou accusés, charge évidemment d'intense émotion la pellicule. En un défilé de mômes, petits noirs dépassés, blancs accros à la dope, gamins trop intelligents ou pas assez mais toujours immensément fragiles, la succession des histoires de misère et d'abandon affectif et éducatif met à rude épreuve. L'accumulation et le respect de la durée sont nécessaires : ainsi est éclairé de manière époustouflante le mécanisme judiciaire enclenché par la loi écrite et les hommes qui la disent. Prenant le temps de revenir s'il le faut, quelques séquences plus loin, sur une affaire déjà abordée, Wiseman parvient à montrer des vérités que des dizaines de fictions américaines de procès ne faisaient qu'effleurer. L'effet est étonnant : plus le temps s'étire, plus le film acquiert de la densité. Nous voyons le président du tribunal multiplier les demandes d'avis et les interrogatoires avant de trancher, mais dans ce mouvement, plus les informations affluent, plus la complexité des choses augmente. Ce magistral Juvenile Court, avec ses longues séquences, dit ceci : décider d'une peine ne referme pas l'abîme. Il y a toujours quelque part, mêlé, du juste et de l'injuste.
Dans ce voyage documentaire au cœur de la démocratie américaine en treize films, toujours intéressants, régulièrement passionnants et souvent impressionnants, distinguons pour finir une autre station : Welfare, peut-être le chef d'œuvre de cette première période "wisemanienne". Pendant près de trois heures, nous nous retrouvons dans un centre d'assistance sociale de New York avec ses vastes salles en espaces bien délimités par des guichets mais totalement ouverts, dans lesquels la confidentialité n'existe pas. Le brouhaha des voix recouvre tout et l'ambiance se fait particulièrement usante, ce que la prise de son retranscrit parfaitement. Face au melting pot des déclassés, l'administration apparaît débordée, incapable d'efficacité, tenue à bout de bras par des agents soumis à la pression de l'urgence sociale qui éclate en face d'eux à intervalles réguliers et chargés de réparer le décalage entre la réalité des vies accidentées et les obligations administratives. Cette urgence permet d'évacuer encore plus facilement qu'ailleurs l'idée de jeu toujours possible des protagonistes devant la caméra. Celle-ci n'est pas intrusive ni provocatrice et personne ne semble y prêter attention, l'habitude étant probablement celle d'une société de l'image et du spectacle. Wiseman a alors toute latitude pour rendre compte de la détresse sociale et montrer ce manège qui fait tourner de centre en centre et de bureau en bureau. La progression de Welfare est dramatique, à nouveau critique, peu optimiste, et entraîne quasiment jusqu'à un point d'explosion, là où, en tension extrême, la demandeuse, l'employée, le chef de service et le policier n'en peuvent plus. L'idéal se délite et les mailles du filet de protection ne tiennent plus.
Dans plusieurs de ces films, une femme ou un homme d'entretien traverse brièvement le champ en ramassant les déchets au sol et vidant les poubelles. Cette femme, cet homme, est-ce Frederick Wiseman qui, tel Hitchcock, signerait ainsi ses œuvres de sa présence ? Il disait à l'époque : "Je ne pense pas qu'il faille vendre la proie de la vie pour l'ombre du cinéma", tout en reconnaissant que chaque documentaire portait en lui sa part de fiction. Il faudra voir dans les deux volumes suivants de cette intégrale, comment il a continué à montrer ces faces cachées des institutions américaines, même si l'on sait déjà que, ces dernières années, il a plus fréquemment tourné son regard, toujours aussi perçant, vers des pratiques artistiques et vers l'Europe, la France en particulier.
Le long voyage en Amérique
Model (1980) ***, The Store (1983) ***, Racetrack (1985) *, Blind (1986), Deaf (1986) **, Adjustment and Work (1986) **, Multi-handicapped (1986) ***, Missile (1987) ***, Central Park (1989) ***, Near Death (1989) ***, Aspen (1991) ***, Zoo (1992) **, High School II (1994) ***
Entre 1980 et 1994, bornes choisies pour ce deuxième volume de la monumentale intégrale publiée par Blaq Out, Frederick Wiseman a continué à dresser sa carte des États-Unis à travers quelques institutions, quelques lieux de loisirs ou de travail, de New York à Dallas, de Belmont à Aspen, de Miami à Boston. Loin d'avoir épuisé le sujet au cours de ses quinze premières années d'activités de documentariste, il a poursuivi inlassablement son auscultation du corps social américain. Avec toujours les mêmes outils et principes : une caméra, une équipe réduite au minimum, et le refus de la moindre intervention, du moindre commentaire écrit, oral ou musical, du moindre regard vers l'objectif.
Obsessions américaines
Une autre hiérarchisation est mise en évidence dans The Store, sans discours prémâché sur la nature pyramidale de l'entreprise, en se contentant de montrer la répartition des tâches et de la parole. Allant, une année durant, là où le hasard le porte dans les locaux du bâtiment de Neiman-Marcus, passant des sous-sols aux bureaux, des rayons aux arrière-boutiques, des ateliers aux salles de réunions, Wiseman capte les postures et les bribes de conversations d'un nombre très important de personnes et révèle brillamment l'une des obsessions américaines. Si la clientèle fréquentant ce magasin positionné sur le luxe, la qualité et la personnalisation de l'accueil, appartient aux classes moyennes et hautes, ne s'opère pas moins ici une coupe franche de l'Amérique (comme toujours, de nombreux inserts signalent les activités des employés de service et d'entretien, souvent noirs et n'ayant pas l'opportunité de discourir). "Vendre ! Vendre !" Dès les premières minutes du film, un dirigeant assène le credo à ses associés et Wiseman va s'attacher tout le long de The Store à montrer cet acte, à en décrire les motivations, à détailler les rouages propulsant ce type d'entreprise de commerce.
Telle attitude et tel propos venant d'un groupe de vendeurs battants, de chefs de rayons flatteurs et de clients adorant par-dessus tout être flattés peuvent provoquer le sourire mais le cinéaste ne nous pousse pas du coude pour se moquer ensemble. Il donne plutôt des clefs de compréhension devant cette course à la consommation totalement assumée des deux côtés de la caisse enregistreuse. Le jeu de reflets produit dans ce contexte a priori superficiel est rendu passionnant par la démarche non-interventionniste du documentariste. Mais cette pêche aux idées effectuée au fil de rituels sociaux sans guère d'explications préliminaires n'est pas toujours aussi abondante. Racetrack, montrant la vie autour d'un champ de courses de chevaux, dans la même forme brute et éclatée, manque d'un enjeu autre que descriptif. L'un des thèmes décelables est sans doute le rapport homme-animal, abordé dès le début et sans gants, bien dans la manière Wiseman, à travers une séquence de mise bas, puis une autre de saillie. Par la médicalisation et la recherche de la performance, le cheval devient objet du bon plaisir humain et sa nature se voit contrôlée, voire déviée. Mais ce sujet ne fait surface que par intermittence, la caméra passant d'un endroit à un autre, le montage pouvant faire alterner plans très courts des tribunes d'hippodrome et longues cérémonies.
L'accent est mis sur les fonctions physiologiques : libérer un rhinocéros mort-né, manger des souris, des écrevisses ou des lapins… Ce que le public ne voit pas se révèle être la véritable nature. Vouloir la dompter et la réguler devient par contrecoup dépourvu de sens. Le travail vétérinaire et chirurgical est montré sans fard mais sans jugement, comme à l'habitude du cinéaste, l'interrogation naissant seulement de la répétition et de la longueur des scènes. Au terme de ce film peu narratif, est d'ailleurs placée une conclusion plus dramatisante. Des pitbulls errants ont attaqué et tué quelques antilopes et zébus. Ils sont alors pris en chasse par le personnel de ce vaste parc, fusil à la main. Par là où on ne l'attendait pas, la nature, transformée, a ainsi fait son retour violent.
Des enclos ensoleillés de Floride aux salles d'instruction militaire de Californie et aux montagnes du Colorado où se croise du beau monde, passe-t-on d'un zoo à un autre ? Missile, consacré à l'enseignement de la gestion de l'arme nucléaire par quelques soldats de métier et Aspen, du nom de la célèbre station de sports d'hiver américaine, sont-ils deux grands films ironiques ? Rit-on de gradés qui débitent leur discours nationaliste et de riches oisifs profitant de loisirs coûteux ? Évidemment non. La complexité est toute autre, comme l'intérêt de chaque Wiseman n'est pas forcément dépendant de la grandeur ou de l'étroitesse de son sujet. Dans Missile, nous suivons une poignée de jeunes militaires, hommes et femmes, souhaitant devenir lanceurs de missiles à tête nucléaire et prendre part à la dernière ligne de défense des États-Unis en ces temps où les Soviétiques sont, pour quelques mois encore, l'ennemi principal et où tout repose sur la dissuasion. Ni entraîné vers la glorification, ni placé devant une farce involontaire, le spectateur se fait sa propre opinion dans l'austérité des salles de cours et de simulations. Son sang peut se glacer légèrement devant le traitement froid de la question de la force de frappe et de la destruction de masse mais, significativement, le problème moral est exposé en premier pour mieux être mis de côté par la suite, où se déploie l'art brut de Wiseman. Les cours et les exercices menés par les instructeurs intéressent contre toute attente car si les procédures et le matériel peuvent paraître parfois incompréhensibles jusqu'à faire sourire, la plupart du temps la parole sélectionnée est tout à fait claire. Une nouvelle fois, une institution américaine s'offre en transparence, laissant visibles contradictions et tiraillements. Vue par le petit bout de la lorgnette, elle garde l'assurance de faire le bien.
La politique au premier niveau
Sur ce terrain du social et du politique, High School II est l'un des films les plus directs du cinéaste. A l'époque, vingt-six ans après le premier High School (et dix-neuf ans avant At Berkeley), Wiseman se penche à nouveau sur la question éducative en s'installant dans un lycée new-yorkais, un établissement public représentatif de la mixité mais se distinguant par un travail très individualisé auprès d'élèves dont la réussite est souhaitée en termes de résultats scolaires purs mais également de capacité à comprendre le monde environnant dans sa complexité. Nous nous trouvons là au cœur d'une fabrique de la citoyenneté revendiquée comme telle. Débutant par l'exposé d'un garçon sur la nécessité de l'instauration d'un socialisme américain pour revitaliser la démocratie et se clôturant sur les explications de la directrice concernant la spécificité de l'établissement, High School II est un documentaire ouvertement politique par la prédominance des scènes à portée sociale par rapport à celles de pur apprentissage. Le fait que ce soit de jeunes personnes qui s'expriment dans un cadre scolaire apporte au film clarté et simplicité de discours. Il faut dire aussi que le temps est celui, troublé, explosif et angoissant, de l'affaire Rodney King et de ses conséquences. L'écho des manifestations et des émeutes se fait entendre et les événements deviennent l'occasion d'un exercice appliqué poussant chacun à une prise de position lors des cours, des entretiens ou des réunions. Wiseman relaie les appels à la raison dans ce film de trois heures quarante traversé de problématiques sociales et culturelles, de questionnements sur la réussite personnelle et la définition du rêve américain, de la possibilité d'une éducation plus ouverte et respectueuse des enfants et adolescents. Le réel y est étalé dans sa durée pour mieux permettre au spectateur d'appréhender ce qui le tisse.
Les lieux et les moments ne sont bien sûr pas choisis au hasard par le documentariste. Le fil directeur, si ténu soit-il, de Central Park est offert par le suivi de quelques acteurs de la commission d'aménagement du parc, dont les efforts commencent alors à payer, sur le plan de la sécurité notamment (la question de la violence liée à Central Park n'est cependant pas évoquée sinon au détour de quelques propos et d'une séquence de commissariat : est-ce parce que les principes cinématographiques de Wiseman et sa technique l'empêchent alors de tourner la nuit ?). L'immense espace de verdure incroyablement préservé au milieu des buildings new-yorkais est un terrain idéal pour l'exercice wisemanien de prises sur le vif et d'immersions sensorielles. Les décors, les activités et les pratiquants y sont multiples, donnant au film un aspect éclaté comme jamais et un mouvement imprévisible, peu narratif. Comme Model, il reste très marqué par l'époque. Les concerts de Pavarotti et de Midnight Oil succèdent aux manifestations pour la paix, aux hommages aux morts du sida, aux apparitions du maire Ed Koch, à une Gay Pride… On croise même, le temps d'une savoureuse séquence, Francis Ford Coppola en plein tournage de son sketch pour New York Stories. Au bout d'une matinée de travail, celui-ci se plaint d'obtenir si peu de matériel exploitable alors que tant de possibilités sont imaginables. Wiseman, lui, peut faire croire qu'il suffit de laisser tourner sa caméra pour qu'il se passe quelque chose de cinématographique dans le champ. Le documentaire fait un pied de nez à la fiction… comme il peut y renvoyer. Ainsi, dans The Store, les plans d'ascenseurs et d'escalators véhiculant des clients apaisés par une douce musique rappellent étrangement les déambulations des morts-vivants dans le centre commercial du Dawn of the Dead de George Romero, réalisé cinq ans plus tôt. D'autres échos, plus souterrains, peuvent être distingués dans les films consacrés par Wiseman à la prise en charge par certaines institutions des personnes handicapées et souffrantes.
Face à la souffrance
Multi-handicapped paraît plus vivant et plus aéré, approchant des élèves souvent imprévisibles, aux comportements parfois insolites à nos yeux, tandis qu'Adjustment and Work, du fait qu'il se concentre sur des adultes en phase de réinsertion par le travail, propose un déroulement plus répétitif. Ces films ont en commun de montrer la difficulté et l'ingratitude des tâches, les progrès extrêmement lents et les échecs cinglants. Surtout, sans apitoiement, ils mettent face à une altérité forte et amènent, progressivement et naturellement, à l'oublier, par la description simple d'un réseau de personnes. Deaf se termine sur un discours final, événement servant à légitimer l'autorité, que Wiseman se plaît souvent à filmer, comme ici dans la longueur, pour que la parole soit respectée mais également pour que le spectateur la soupèse : n'est-il pas dit à cette occasion que les handicapés doivent être heureux et accepter leur handicap pour aller de l'avant dans cette société que le monde leur envie ?
Prolongeant cette tétralogie ainsi que le Hospital de 1969, Near Death se déroule intégralement dans le service de soins intensifs du Beth Israel Hospital de Boston, là où sont pris en charge des patients en état critique. Comme son titre l'indique, le film nous fait approcher la mort, plus près que jamais, nous plonge dans un trou noir, ou plutôt, dans une zone grise. Wiseman réalise là l'un de ces films-monstres que connaît l'histoire du documentaire. Long de six heures, Near Death, à l'instar de Shoah de Claude Lanzmann ou A la folie de Wang Bing, s'étale sur une durée inhabituelle, comme si tout ce temps était nécessaire pour mieux approcher des vérités sombres et brûlantes. Le but serait alors, paradoxalement, d'informer et de faire réfléchir sur une réalité complexe tout en imposant une expérience quasiment physique. Ce Wiseman est singulier par sa durée mais aussi par la manière dont il se resserre sur son sujet. Le cadre se limite à une petite quantité de salles et le style est toujours sans apprêts, la caméra cherchant à enregistrer au mieux ce qu'il se passe et se dit, ne composant que si le hasard le permet un instant, tandis que pour l'image s'opère un retour au noir et blanc après quelques films en couleurs. L'épaisseur dramatique est évidemment d'importance ici, d'un bout à l'autre, puisque dans ces situations extrêmes, chaque décision médicale porte à conséquences. Médecins et infirmières sont accompagnés dans leur travail et les dilemmes moraux auxquels ils sont confrontés sont longuement exposés. L'hôpital ayant pour politique l'implication des familles dans les décisions thérapeutiques, arrive forcément le même point à débattre douloureusement : la fin se rapprochant, faut-il médicaliser pour maintenir en vie, même dans un état "végétatif", ou faut-il laisser le terme advenir en réduisant les soins palliatifs et en refusant la réanimation ? L'équipe médicale aide les familles à faire ce choix au moment venu, avec toutes les difficultés imaginables. Avec pugnacité, Wiseman filme des scènes qui se ressemblent et éclaire à force de persévérance rien moins que sur l'objectivité médicale impossible dans l'absolu et sur la frontière entre la vie et la mort cérébrale ou physiologique. Après une première partie multipliant les protagonistes, sont détaillés quatre cas à la suite, avec la liberté habituelle, celle de passer une heure s'il le faut sur un même problème.
Ce sujet, l'un des plus difficiles qui soient, réclame de trouver un équilibre entre l'euphémisation et le voyeurisme. Wiseman s'adapte : soit il ne montre pas l'entourage du malade, soit il ne le fait que lorsque les proches sont en présence du personnel médical, soit il n'en retient que les moments les plus dignes. Ici, nous ne sommes confrontés à aucune crise et aucun mauvais suspense de mort en direct ne nous est imposé. Nous faisons uniquement l'expérience du moment et prenons conscience des conséquences physiques et des implications morales. Rien de ce qui se passe avant ou après ne nous est montré, seul un carton final, fait rarissime chez Wiseman, nous apprenant si ces gens s'en sont sortis à plus ou moins long terme. Near Death donne à voir l'humanité à nu, poussée dans ses retranchements par la question de l'accompagnement en fin de vie, montre la résistance ou l'abdication des corps, et le désarroi de ceux qui restent, même remarquablement soutenus par les professionnels.
Est-ce utile de conclure en ajoutant que nous sommes là face à une œuvre documentaire qui dépasse de très loin la simple description des différentes institutions américaines ?
(18/08/2016, Fiches du Cinéma)
Wiseman, troisième époque : corps sociaux
Ballet (1995) ***, La Comédie-Française ou l'amour joué (1996) ***, Public Housing (1997) ****, Belfast, Maine (1999) **, Domestic Violence (2001) **, Domestic Violence 2 (2002) **, La Dernière Lettre (2002) *, State Legislature (2006) **, La Danse, le ballet de l'Opéra de Paris (2009) ***, Boxing Gym (2010) ***, Crazy Horse (2011) **, At Berkeley (2013) ***, National Gallery (2014) ***, In Jackson Heights (2016) ***
Avec ce troisième volume proposé par Blaq Out, qui court de 1995 à 2015, nous bénéficions enfin de la vue d’ensemble sur le "continent Wiseman" qui nous permet de mieux saisir l’évolution artistique du plus grand documentariste américain. Étiqueté comme ausculteur des institutions et, à travers elles, du peuple US, il est bien plus que cela, comme le démontre, s’il était utile, ce gigantesque travail d’édition. Car si Wiseman nous a toujours été présenté sous cet angle social, il est vrai que nous l’avons découvert en salles, ces dernières années, principalement à travers des films évitant ce tropisme. La période que recouvre ce troisième coffret est celle de la tardive découverte française de Wiseman, celle où ses œuvres furent régulièrement distribuées, le déplacement géographique vers l’Europe qu’elles opéraient souvent facilitant cette distribution.
Du 16mm au numérique, du format carré à l’élargissement horizontal du cadre, du noir et blanc granuleux à la couleur précise, l’évolution technique de ce cinéma-là s’est faite alors qu’une fidélité absolue aux mêmes principes de mise en scène (non-interventionniste) et à la même économie (celle de l’équipe réduite) était préservée. En cinquante ans de documentaires, l’image s’est chargée d’une certaine beauté (d’autant plus perceptible que les sujets devenaient artistiques), mais le regard n’a pas changé depuis Titicut Follies en 1967. L’éthique non plus, même si le champ culturel a été arpenté plus régulièrement ces derniers temps et si les thématiques se sont modifiées.
Inédits d’Amérique
Le Wiseman américain est tout d’abord présent à travers trois films inédits réalisés au tournant du deuxième millénaire. Belfast, Maine, Domestic Violence et State Legislature prolongent clairement le geste amorcé dans les années 1960. Le premier est une très longue déambulation dans une ville portuaire de Nouvelle-Angleterre, au Nord-Est des États-Unis. Wiseman y saute d’un endroit à un autre, captant des bribes de conversations, regardant les habitants à l’ouvrage ou durant leurs loisirs, en formation professionnelle ou en religion. Au fil de minutes répétitives, deux marqueurs semblent émerger, liés au travail. Celui effectué en usine tout d’abord, dont la pénibilité est rendue par l’insistance des plans de chaîne ainsi que par l’enregistrement d’un son oppressant. Celui des travailleurs sociaux ensuite, au service des personnes âgées et/ou défavorisées. Ces fils directeurs sont si ténus que la progression narrative est peu sensible et l’alternance entre l’anecdotique et le douloureux ne produit pas souvent l’effet escompté. Dès lors, moins accroché, le spectateur peut repérer des scories dans une mise en scène semblant moins fluide et rigoureuse qu’à l’accoutumée, plus directive à l’encontre du réel par le cadrage et le montage. La géographie même de la ville, difficilement compréhensible à l’écran, est peut-être une cause de ces désagréments, comme le caractère, taiseux, des habitants, ouvriers, chasseurs ou pêcheurs. Belfast, Maine n’est assurément pas la meilleure porte d’entrée pour le cinéma de Wiseman. Le film en représenterait même plutôt une limite.
Ces lois, Wiseman montre justement dans le documentaire suivant, State Legislature, comment elles s’édictent dans l’état de l’Idaho. Il filme là-bas les auditions de quelques administrés, les propositions de lois, les échanges en commissions, les débats en assemblées, ainsi que les discussions de couloirs qui font office de respirations entre les séquences. Comme quelques autres signées par l’auteur, l’œuvre est donc austère sur le papier, cantonnée à un lieu unique et avant tout destinée à un public américain. Avançant, forcément, à un rythme de sénateur le long de ses 217 minutes, elle intéresse en fonction des différents intervenants et des sujets qu’ils abordent, de la lutte contre la délinquance sexuelle aux dangers du tabagisme, en passant par la gestion de l’eau. Le temps octroyé lors de la captation des échanges permet leur déploiement dans toute leur complexité et les liens avec de nouvelles problématiques, économiques souvent, ne manquent pas de se faire. À nouveau s’opère la mise à nu volontaire d’un système, dans un geste démocratique que Wiseman accompagne sans complaisance mais avec respect, pour donner l’un de ses films les plus didactiques.
La vie des communautés
En 1977, quelques chanceux spectateurs français avaient pu profiter de la distribution en salles des films que le cinéaste avait pu réaliser jusque-là, soit la série allant du perturbant Titicut Follies à l’immense Welfare. Pour retrouver le travail de notre homme sur grand écran, il fallut ensuite attendre 1999 et la sortie de Public Housing. Et depuis 2009 seulement, ses films nous sont présentés sans oubli, le fait que Wiseman ait entre-temps tourné son regard perçant vers l’Europe ayant très certainement contribué à changer la donne.
Après Public Housing, peut-être le chef-d’œuvre du genre et de la période, l’Amérique est cependant encore au centre des récents At Berkeley et In Jackson Heights. Le premier est une lumineuse promenade au cœur du campus de la grande université de Californie. Quarante-cinq ans après High School et dix-neuf ans après High School 2, Wiseman pose une nouvelle fois son trépied dans un établissement scolaire et s’interroge sur la "fabrique" des citoyens, enregistrant de fascinants morceaux de discours professoraux puis laissant dévier son récit, long de quatre heures, vers le problème de la place de Berkeley dans notre monde de libéralisme économique. L’amplitude du film, son aspect éclaté, son impressionnante construction en mosaïque et certains de ses thèmes sont repris à l’occasion d’In Jackson Heights, autre pièce majeure du puzzle.
Jackson Heights est un quartier métissé de New York, principalement latino, fier de son bouillonnement et de ses couleurs vives. Wiseman nous informe sur le multiculturalisme qui s’y développe et sur la cohabitation des communautés auxquelles il consacre successivement des "pans de mise en scène" parsemés de quelques points de croisements, notamment grâce à ses transitions. Celles-ci, entre les séquences, sont d’ailleurs l’une des choses les plus merveilleuses que l’on retient d’un voyage dans le cinéma de Wiseman. Le montage organise en effet une série de plans simples de retrait discret d’un lieu puis d’approche tout aussi discrète d’un autre, se gardant souvent, entre les deux, le temps de quelques saisies purement documentaires en "déambulation fixe". Ce type de montage n’a pas qu’un avantage esthétique ou rythmique. Il peut permettre également de ne pas trop appuyer un propos, de ne pas développer de discours surplombant, de ne pas donner tort ou raison. Le sujet étant ici d’importance, lié aux questions d’intégration et de liberté, Wiseman prend soin de ne jamais orienter et de ne jamais illustrer un propos par une image. Après une rencontre, il passe à autre chose, comme on passe à autre chose dans la vie. In Jackson Heights est un documentaire vivifiant et inquiet, traitant des communautés mais aussi du déplacement qui leur pend au nez, sous la poussée des entreprises newyorkaises et de leurs salariés plus aisés qui se sentent à l’étroit ou plus assez riches pour vivre à Manhattan.
Quelques années auparavant, le cinéaste avait arpenté les rues plus défavorisées encore d’un quartier de Chicago, constitué presque exclusivement de personnes de couleur et victimes du chômage, de l’exclusion, de la drogue ou de la violence. Public Housing, s’il ne montre pas d’images trop dures, n’en alarme pas moins sur une réalité difficile à supporter. Sur ce terrain glissant du terrible constat social, Wiseman se tient droit et rigoureux. Un principe semble gouverner la démarche : les gens filmés chez eux ne le sont jamais lorsqu’ils sont seuls. Quand le documentariste pénètre dans les logements, il le fait toujours à l’occasion de la visite d’un tiers, plombier, employé de la mairie, ouvrier de dératisation… De cette façon, le quotidien est montré sans que l’intimité ne soit livrée en pâture. Position éthique… et politique, car c’est bien l’utilité du lien social et du tissage communautaire qui est mise en avant ici. Les habitants passe beaucoup de temps dans la rue, au bas des bâtiments, autant par choix que par nécessité. Ce mode de vie et l’architecture du quartier participent au fait que le film soit l’un des mieux rythmés de l’auteur (ou même "rimé", avec le retour de silhouettes, ça-et-là). La force du sujet, les micro-événements nombreux (faisant intervenir une police que l’on dirait de proximité, ferme et prudente à la fois), les propos saisissants, les rapports humains divers et la présence de cette épée de Damoclès au-dessus de cette population achèvent de rendre inoubliable ce Public Housing, aboutissement de la démarche du cinéaste.
Jeux d’acteurs
Trente années durant, Frederick Wiseman s’est attaché à scruter les institutions américaines et à accompagner, dans ce cadre, les individus en rapport avec elles, souvent dans le besoin. En 1995-1996, l’œuvre prit toutefois un premier tournant lorsque le cinéaste se lança dans la réalisation de Ballet puis de La Comédie-Française, s’éloignant pour un temps des problèmes sociétaux "durs". De même, ces dernières années, sa production est faite quasi exclusivement de documentaires consacrés au domaine de la culture, en Europe ou aux États-Unis, au risque de désorienter quelque peu son public initial qui le voyait uniquement comme le témoin des souffrances engendrées par la société moderne et contenues tant bien que mal par ces fameuses institutions. D’une densité déjà extraordinaire, l’œuvre s’est ainsi enrichie, dans la période récente, de nouvelles visions et de nouvelles thématiques.
On cru tout d’abord que le réel bouleversement arrivait en 2002 avec la réalisation de La Dernière Lettre. Pour la première fois, Wiseman se frottait à la "fiction". Les guillemets autour de ce dernier mot s’imposent. Il s’agit en fait d’une sorte de captation théâtrale, d’une adaptation, que le réalisateur avait déjà proposée sur scène, du roman Vie et destin de Vassili Grossman. À l’écran, la comédienne Catherine Samie monologue, en français, dans un noir et blanc ciselé et dans un cadre nu traversé par les ombres. Par rapport au théâtre, le seul apport véritablement cinématographique vient ici du montage, qui permet l’insertion de gros plans (essentiellement des mains et du visage). Le récit de cette femme âgée, Anna Semionovna, délivré à travers l’ultime lettre qu’elle adresse en 1941 à son fils depuis un ghetto juif d’Ukraine, est certes poignant et habité mais le film peine à trouver sa justification au-delà de la mise en valeur d’un texte littéraire.
Catherine Samie est l’une des personnes que l’on croise le plus souvent dans La Comédie-Française, réalisé en 1996, six ans avant La Dernière Lettre. À cette occasion, Wiseman ne tourne pas pour la première fois en Europe (en 1979, Manœuvre suivait des soldats américains en Allemagne et, en 1995, les danseurs newyorkais de Ballet effectuaient une tournée sur le vieux continent), mais il filme pour la première fois des Européens, des Français précisément, et même ceux qui possèdent le mieux cet "esprit français", celui de Molière, puisque travaillant dans la célèbre troupe de théâtre parisienne. Voici un drôle de lieu, un drôle de film, un drôle de métier. Entremêlant répétitions et spectacles et rendant la frontière entre les deux très fine, Wiseman nous donne aussi la possibilité d’une observation en coupe d’où ressort notamment l’importance des soucis financiers et sociaux de l’institution, liens qui la tiennent en quelque sorte à l’extérieur et à la "réalité". Qu’au milieu des répétitions et des échanges de haute volée à propos de telle œuvre de Marivaux surgissent des séquences de réunions sur les sujets les plus prosaïques et nous finissons par nous attacher sincèrement à ces gens si particuliers. Le thème du jeu théâtral reste toutefois majeur, ce jeu qui est là tout de suite, en un battement de cil, dès que le comédien endosse son costume. En comparaison avec la danse, l’effort est moins sensible, le travail moins visible. Peut-être parce que l’on se plaît à reconnaître plusieurs visages, ce roboratif documentaire, si flâneur et insaisissable qu’il soit par moments, se révèle tout à fait prenant. Et touchant, lorsqu’à son terme nous assistons à une visite à la maison de retraite des artistes.
Corps dansants
Précédemment, Wiseman avait posé sa caméra à l’American Ballet Theatre de New York. Peu de rouages en étaient montrés, œil et oreilles étant surtout attirés par les danseurs et chorégraphes. La série d’étirements spectaculaires pour le commun des mortels offerte en guise d’introduction balise bien le terrain : le travail du corps et la recherche de l’excellence par la précision gestuelle sont assurément les éléments moteur de l’œuvre. Étonnement, Ballet est sans doute le film devant lequel se pose le plus fortement la question de la présence de la caméra. Cherchant toujours à la masquer, Wiseman doit ici constamment jouer à un jeu de cache-cache dans ces salles tapissées de miroirs. Mais sur un plan moins anecdotique, émerge l’idée que les danseurs sont en fait en représentation à chaque instant. S’acharnant à rendre la puissance de l’expression, rompus à la compétition et à l’art du dépassement, ils sont constamment regardés : par le maître de ballet, par leurs collègues et… par eux-mêmes, via les miroirs disposés contre les murs. La caméra est donc un œil de plus dirigé vers eux. Ils "s’efforcent" continument, au fil des répétitions que filme Wiseman. Une fois ce dur travail accompli, changement de cap… La troupe part en tournée européenne et c’est tout le film qui en est changé. De très longs extraits des représentations nous sont offerts et éclatent soudain les fruits du travail antérieur. La danse est pourtant filmée à la même distance mais l’effet est totalement différent. Décors, musique, lumières, costumes et maquillage gomment tout effort. À la brusquerie et au heurté succède l’admirable délié. Il n’y a plus de sueur ni de grimace. L’art de la scène devient opération magique de transfiguration.
Ballet a un jumeau : La Danse, le ballet de l’Opéra de Paris, sorti en 2009. Le sous-titre situe géographiquement mais le titre dit tout le reste. Moins théorique que le film newyorkais dans sa construction, son pendant parisien se signale par sa grande fluidité. Souvent d’une grande beauté plastique, il en appelle aux sensations plutôt qu’il ne se pose en machine à radiographier (bien que les séquences mettant en scène l’équipe de direction de l’Opéra soient marquantes). Plus que jamais aimantée par le corps des danseuses et danseurs, la caméra de Wiseman révèle le sens des gestes et leur harmonie. Ce faisant, elle montre aussi comment de ce corps dirigé au millimètre près émane au final une expression toute personnelle.
Daté de 2010, Boxing Gym se rattache contre toute attente à ce cycle sur la danse. A priori, même pour les amateurs de sport, il n’y a pas vraiment de raison de sauter au plafond à l’idée de rester enfermé dans une salle de boxe du Texas. Pourtant, voilà bien l’un des meilleurs films du lot, l’un des plus vifs et des plus courts (91 inhabituelles minutes). Fidèle à sa démarche immersive mais toujours intéressé par les questions de rythme, Wiseman donne à voir non pas des hommes (et des femmes) qui (se) cognent, mais des hommes (et des femmes) qui dansent. Boxing Gym n’offre à peu près rien de ce que l’on pourrait au départ en attendre : domination, compétition, bestialité… Le patron de la salle l’affirme à un jeune désireux de s’inscrire chez lui : pas question de penser trouver ici une manière de se battre dans la rue. Cela n’a rien à voir. L’expression "noble art", attachée à la boxe, peut faire rire, mais pas à la vision de ce film. C’est qu’il est moins question ici de coups portés que de rythme, de souffle, d’endurance et de technique. Le mouvement perpétuel des boxeurs, amateurs ou professionnels, donne au film son dynamisme, amplifié par la formidable restitution sonore. Toujours sautillants, les inscrits, débutants ou confirmés, âgés de 5 à 70 ans, hommes et femmes mélangés, se croisent et se parlent dans un lieu qui n’a rien de clinquant et où "ceux qui jouent aux durs ne restent pas longtemps". Le monde du dehors se signale par des échos perceptibles dans les éclats de conversations attrapées au bord du ring tandis que sur celui-ci, les limites du corps sont inlassablement testées. Wiseman filme la boxe comme un élan vital et des gens qui se battent pour et contre eux-mêmes, non contre un adversaire.
Le documentaire, école du regard
Ce cinéma, si peu directif, suscite l’admiration lorsqu’il parvient à donner l’impression d’épouser parfaitement l’état d’esprit de son auteur, lorsqu’un sens ou un récit se dégage peu à peu des blocs de réalité qu’il présente. Plutôt atypique, bien qu’attaché à décrire lui aussi une "institution", National Gallery, du nom du célèbre musée londonien, n’échappe pas à la règle et passionne par le but qu’il se donne : chercher à saisir le lien qui se tisse entre une œuvre picturale et son spectateur. National Gallery est un film sur des gens qui regardent des tableaux, visiteurs ou professionnels, et, par la grâce du montage et du cadrage, sur ces tableaux qui nous regardent à leur tour. Ce rapport est interrogé tout du long, ce qui en fait l’un des films les plus profonds sur l’art, sur sa réception et son utilité. Toujours en situation, des guides, experts ou conférenciers, délivrent des propos brillants que Wiseman précise souvent par des plans d’insertion de détails, illustrations tout à fait nécessaires dans ces circonstances. Liant les réflexions sur la fabrication des chefs-d’œuvre de la peinture aux métiers d’aujourd’hui (techniciens, encadreurs, restaurateurs…), le documentariste reste fidèle au côté pratique de son cinéma tout en apportant de remarquables éclaircissements. Subtilement, il fait glisser l’ensemble vers les concepts de conservation et de restauration, avançant ainsi, encore et toujours, vers la notion de temps qui passe, voire de mort et de ce qui nous survivra. Parsemé de champs-contrechamps parfois amusants entre les figures des tableaux et les personnes réelles, tourné en numérique et en format large, rendant justice à la texture et à la lumière émanant de ces peintures fabuleuses, National Gallery est aussi un film très beau.
D’une manière ou d’une autre, on peut espérer qu’Ex-libris, The New York Public Library, le quarante-deuxième documentaire réalisé par Wiseman, dont la sortie française est annoncée pour le 1er novembre prochain, prolongera ces émotions et ces intenses réflexions. Fort heureusement, l’œuvre n’est pas close avec ce troisième coffret édité par Blaq Out mais, en l’état, cette fantastique collection rend accessible une filmographie monumentale, succession de documentaires formant un ensemble sans équivalent sur l’évolution de la société occidentale de ces cinquante dernières années. De plus, elle recèle un tour de force. En s’écartant du chemin strictement social et institutionnel pour n’y revenir que par intermittence après avoir gagné sa réputation en le creusant, et en traitant de sujets plus abstraits et moins immédiatement émouvants (le corps, le regard, la représentation), Frederick Wiseman n’a abdiqué en rien et a façonné un corpus admirable, jusqu’à faire paraître fades ou honteusement fabriqués l’écrasante majorité des documentaires signés par ses contemporains.
(20/08/2017, Fiches du Cinéma)
At Berkeley
(2013)
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La méthode n'a pas changé : aucun commentaire, ni parlé ni écrit, n'accompagne les images. Il en découle tout d'abord une narration originale, Wiseman procédant par extractions successives à partir du réel sans se soucier d'organiser une progression dramatique. Les transitions d'une séquence à l'autre n'ont pas, ici, de valeur "temporelle" et plutôt que d'un temps du récit à un autre, on passe d'un espace à un autre. A peine, parfois, peut-on percevoir que c'est à partir d'un thème abordé qu'un prolongement s'effectue, ou bien qu'une liaison est possible à partir d'un élément esthétique de l'image. Il en va ainsi des deux premières heures, assez fascinantes par la mise en place d'une véritable mosaïque dont les éléments sont difficiles à relier mentalement, que ce soit sur un plan spatial (impossible de visualiser précisément la topographie du campus) ou chronologique (la question de la datation ne se pose pas du tout). De plus, les séquences sont uniques, dans le sens où l'on ne revient pas, la plupart du temps, sur les lieux montrés (l'exception, de taille, concerne les lieux de décision) et où les personnes filmées dans leur activité de production d'une parole ne sont pas accompagnées au-delà de ces séquences. Encore une fois, il faut donc accepter d'être plongé dans un environnement dont on ne maîtrise pas forcément les codes. Tout de suite lancés dans des discussions déjà entamées sans nous et menées par des personnes ne se souciant jamais de la caméra, nous pouvons entendre des propos qui nous échappent totalement. Ces derniers, relatifs à des disciplines particulières comme l'astrophysique ne sont tout de même pas les plus fréquents et Wiseman fait preuve en quelques uns de ces endroits d'un humour certain, gardant malicieusement des phrases incompréhensibles pour le commun des mortels. Quoi qu'il en soit, même lorsque le discours est ardu, l'intérêt reste celui du style d'énonciation propre à chaque intervenant, celui de sa capacité à transmettre un savoir ou à convaincre une assemblée. Par là, Wiseman montre la singularité de chacun mais aussi, plus largement, une fabrique de l'esprit en marche, une mise en mouvement perpétuelle de l'intelligence.
Au sein de la multitude, les dirigeants de l'université bénéficient d'un traitement de faveur puisqu'ils reviennent, eux, régulièrement à l'écran. Il ne faut pas y voir une position idéologique de la part du cinéaste mais bien la conséquence de sa recherche dont le but est de traiter la question du "Comment ?" plutôt que celle du "Pourquoi ?". Il filme l'organisation, l'administratif en activité, l'exposé des points précis qui amènent vers la prise de décision. At Berkeley ne raconte pas l'histoire de la fameuse université et les piliers politiques sur lesquels elle repose ne sont pas éclairés de façon didactique. Chez Wiseman, le "Pourquoi ?" doit être dévoilé par le "Comment ?", le contenu par l'approche patiente du contenant, l'ensemble par le détail.
J'écrivais plus haut que le rapport qu'entretenait le film au temps était particulier (l'un des professeurs filmés discute d'ailleurs de cette notion très relative pendant son cours) mais passée la deuxième heure, un changement survient tout de même. Une date est signalée, apparemment importante pour tous, celle du 7 octobre, celle d'une manifestation étudiante. At Berkeley devient dès lors plus classiquement construit, les séquences s'enchaînant pour rendre sensible une chronologie d'évènements et les enjeux apparaissant plus clairement liés à l'occupation d'espaces (la bibliothèque d'un côté, les bureaux de la direction de l'autre). Le suivi de la manifestation constitue le point saillant de la réflexion qui parcourt tout le film : la mise en perspective des contradictions habitant cette institution qui se veut à la fois synonyme de prestige et d'excellence, génératrice d'une élite, et progressiste, égalitaire, soucieuse de liberté d'expression jusqu'à l'acceptation dans certaines limites, eu égard à son passé mythique, de l'agitation. Chez le président et les divers responsables de départements (dont certains sont d'anciens étudiants de Berkeley ayant connu les tumultueuses années soixante), le problème est de concilier les valeurs politiques et les exigences du maintien au sommet du classement des universités américaines et mondiales, d'assurer sa mission publique dans un monde libéral en crise. Chez les professeurs, la tension peut se faire entre la foi en l'enseignement des techniques et du savoir et l'encouragement de la liberté d'action et de pensée allant parfois à l'encontre de ce façonnage. Chez les étudiants, les notions de réussite, de communauté, d'activisme s'entrechoquent et la question financière, dettes ou aisance, colore tout leur parcours.
Comme toujours, Wiseman pointe sa caméra sur un microcosme, sur une "fabrique" particulière, mais à travers Berkeley, il nous fait réfléchir à la société toute entière et il nous renvoie finalement à notre propre position dans le monde tel qu'il est.
La danse, le ballet de l'Opéra de Paris
(2009)
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Wiseman reprend sa démarche habituelle : pas de voix-off, pas d'inscriptions sur l'écran, pas d'entretien, pas d'intervention. Il construit son documentaire en faisant se succéder de grands blocs de séquences se déployant en des espaces que l'on quitte toujours sur la pointe des pieds avant de se retrouver dans le suivant (le son d'ambiance diminue progressivement et la transition se fait à l'image par l'insertion de quelques plans de coupe fixes sur les lieux intermédiaires, portes, couloirs, escaliers).
Une narration classique impose, dans ce genre de sujet, de décrire une évolution allant des répétitions à la représentation. La danse n'y obéit qu'en apparence, la trame se complexifiant sans cesse, le fil revenant sur lui-même. Cela est dû notamment au nombre important de ballets en préparation (nous en suivons une demie-douzaine) et au saupoudrage d'instantanés échappant à ce mouvement tendu vers un seul point puisqu'ils concernent des activités moins visibles bien qu'essentielles (services de confection, de nettoyage...).
L'enregistrement des répétitions provoque tout de suite la fascination. Les instructions incessantes des maîtres de ballet et des chorégraphes aux danseurs nous aident à saisir les infimes mais ô combien importantes variations pouvant émaner d'un mouvement ou d'une pose. Tension, retenue, délié, harmonie... Il s'agit de mettre un mot sur chaque geste. Le mouvement est morcelé, chaque segment est scruté, suspendu, soupesé, repris, modulé de façon à obtenir en bout de course, une unification parfaite, une libération de flux ne rencontrant aucun obstacle. Le travail, au final, ne doit plus se faire sentir, le danseur accédant progressivement à un état second. L'effort s'efface et le mystère entoure la scène. Le cinéma, art du mouvement, ne peut que sortir grandi de cette magnifique auscultation.
Lors de la représentation, le costume recouvre de son voile opaque les petites imperfections et prolonge les mouvements au-delà du corps alors que la lumière découpe et précise encore les gestes. De même, la coupe sociologique qu'exerce Wiseman ne vise pas seulement à l'information, par le montage et la gestion du temps, elle tend aussi à donner au final une forme harmonieuse à tous ces segments.
Une réunion est organisée afin d'informer les danseurs sur la réforme des régimes spéciaux de retraite, la directrice évoque au téléphone l'hommage rendu à Maurice Béjart après sa mort, des masques morbides trônent dans la réserve de l'accessoiriste, on s'interroge sur l'âge des danseurs, on monte Le songe de Médée (les cadrages, ailleurs larges, se resserrent, rendant l'intensité du ballet, ménageant la surprise des intrusions et de la violence), on descend vers les égouts, les plans extérieurs de nuit et d'aurore se succèdent... Ainsi, à mi-chemin, La danse prend une ampleur incroyable en rendant compte d'une lutte contre le temps et d'une cyclique renaissance (la jeune danseuse et ses progrès, l'éternel retour aux répétitions), et s'étire, sur un rythme étrange, comme si Wiseman ne voulait pas en finir.
(27/12/2009, Nightswimming)
(2017)
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(19/11/2021)
Monrovia, Indiana
(2018)
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City Hall
(2020)
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