La Mort en ce jardin
(1956)
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Je l'ai sans doute trop longtemps rêvé pour ne pas être un peu déçu à la découverte de La Mort en ce jardin. Toute la première moitié est assez inégale, trop dispersée, parfois lourdement dialoguée, les rôles principaux majoritairement français (Marchal, Signoret, Vanel, Piccoli) au milieu de cette révolution latino-américaine fictive ajoutant à la bizarrerie. La réussite de la seconde moitié laisse finalement penser que tout cela n'est qu'une longue mise en place. Il faut en effet attendre la fuite dans la jungle pour retrouver le cinéaste dans la plénitude de ses moyens, à nouveau concentré sur son sujet et ses personnages, ses jeux d'oppositions et de retournements, sa tendresse et sa cruauté, ses collages et ses visions (l'insert de l'Arc de Triomphe en pleine forêt, les fourmis sur le serpent et sur la bible, le souvenir raconté par le prêtre, les corps mis à mal puis habillés de luxe par le hasard...).
(01/06/2023)
Nazarin
(1959)
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C'est l'un des films les plus étranges de Buñuel car c'est justement l'un de ceux qui convoque l'Etrange de la façon la moins franche. Si débordements il y a, ils proviennent seulement des personnages et des situations, pas de la mise en scène. Un plan volé sur quatre jambes féminines découvertes dans une lutte, la vision d'un Christ hilare en peinture, une contre-plongée appuyée cadrant une femme hystérique : voilà à peu près tout ce que l'on peut relever comme excès esthétiques, et encore ceux-ci passent-ils en un clin d'œil. De plus, ils ne font aucunement dérailler le récit, bien ancré dans le réalisme. Le film est donc absolument sobre, enregistrant la vie du turbulent petit peuple mexicain de la manière la plus simple possible. Le comique, l'absurde, le monstrueux sont là par eux-mêmes et Buñuel se garde d'en rajouter par le style.
La première partie, dans cette "Maison des Héros", lieu clos agité, sorte de pension où se croisent des ouvriers, des traine-savates, des gamins, des prostituées et le Padre Nazario, étonne en ce sens par sa simplicité théâtrale, en particulier lorsque s'étire un long dialogue explicatif centré sur la personnalité de ce jeune prêtre. Cette scène a cependant, comme on s'en rend compte un peu plus loin, une utilité autre. Buñuel ne se contente pas de donner ici la main, fort classiquement, à son spectateur. Il pose en fait clairement l'enjeu : réaliser une expérience, mettre à l'épreuve et observer ce Nazario se débattre, ou plutôt, ne pas se débattre. Il plonge en effet son personnage dans l'environnement le plus misérable et le plus violent possible et voit ce que devient sa foi au contact de celui-ci. Autour du héros, aussi impassible que la caméra du cinéaste, se déroule la farandole picaresque et se succèdent les mésaventures cocasses ou dramatiques.
Par rapport à la foi de Nazario, où se situe Buñuel ? La question a été la source de polémiques critiques sans fin en 1959-60, lors de la présentation du film à Cannes puis sa sortie en salles. C'est que Nazarin est sans doute le film dans lequel le cinéaste a laissé s'installer le plus d'ambiguïté sur le plan religieux. Les croyants ont les arguments pour le tirer à eux : si la hiérarchie catholique est pointée du doigt, la foi basique, le simple acte chrétien, le dénuement de l'humble serviteur semblent considérés avec bienveillance à travers les choix de Nazario, prêtre dépouillé de ses attributs à chaque pas. Mais dans le même temps, les admirateurs d'un Buñuel farouchement athée trouvent tout autant de grain à moudre. Le premier concerné a dû, à l'époque, en rire longtemps.
S'il est absolument passionnant, Nazarin ne m'apparaît toutefois pas comme l'un des immenses Buñuel, et cela peut-être pour cette raison. La constance dans l'ambiguïté est intellectuellement féconde mais la critique qui a pu être adressée alors par certains de l'impossibilité de jouer sur deux tableaux en même temps n'est pas infondée. On voit alors le film comme on le veut, sans trop se soucier de savoir si c'est sa force ou sa faiblesse, et si cette façon est vraiment la bonne. Je l'ai donc pris en conséquence de mon propre positionnement, soit comme une critique par l'absurde. L'observation de l'insecte Nazario a une teneur sadique. Buñuel asticote un innocent qui ne se rend compte de rien, sauf probablement à la toute fin du parcours, moment d'une prise de conscience d'autant plus douloureuse qu'elle est tardive. Ce prêtre est la bonté même, cultivant sans cesse le désintéressement. Mais cette qualité se transforme bientôt sous nos yeux en désengagement coupable. D'ailleurs, chaque geste généreux de cet héroïque soldat du Christ provoque finalement une catastrophe : incendie de la pension, chasse à l'homme, altercation sociale meurtrière…
Je me fie volontiers à cette ironie-là, aux larmes finales sur les mêmes roulements de tambours qu'au temps de L'Âge d'or, à la joie apparente de la femme retrouvant son amant parfois violent et non cet homme de foi qu'elle a un temps adoré avec trop de véhémence pour que cette vénération ne fasse pas sourire.
(27/10/2014, Nage nocturne)
La fièvre monte à El Pao
(1959)
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Film agréable mais mineur de Buñuel. Le récit des événements politiques prend le pas sur le déploiement de l'imaginaire, ce qui donne lieu à des scènes plus fonctionnelles. Restent tout de même des fulgurances érotiques (les humiliations du personnage de Maria Felix par celui de Jean Servais), la qualité de l'interprétation et de belles séquences de début et de fin.
(29/09/2003)
L'Ange exterminateur
(1962)
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L'Ange exterminateur peut se laisser voir trois fois, quatre fois, indéfiniment, son mystère n'est jamais totalement percé. Luis Buñuel l'a voulu ainsi : insaisissable, irréductible à toute interprétation univoque, irrécupérable. Contrairement à L'âge d'or ou au Charme discret de la bourgeoisie, dont la force subversive découle en grande partie de constructions narratives déconcertantes, L'ange exterminateur apparaît paradoxalement comme l'un des films les plus réalistes de Buñuel. Le récit est ici linéaire. Les quelques rêves et hallucinations sont clairement circonscrits (et marquants : le très étrange songe collectif ou le cauchemar de la main coupée). La description des lieux et des personnages est des plus rigoureuse.
A chaque nouvelle vision, on reste stupéfait par la maîtrise du cinéaste dans le glissement vers l'irrationnel, tout en petites touches. Dès le début, au milieu d'amabilités convenues, des paroles semblent à double sens (souvent sexuel) quand d'autres ne semblent pas en avoir du tout. Mais avant même d'entendre ces conversations, et déjà étonnés du comportement des domestiques, nous avons été troublés par un drôle de manège : nous avons vu les invités entrer deux fois dans le hall et leur hôte s'inquiéter de la même façon, doublement, de l'absence de son serviteur Lucas. Ceci n'est en fait que la première manifestation de la figure la plus notable du film : la répétition. Ainsi Nobile portera deux fois le même toast, deux invités se présenteront l'un à l'autre à plusieurs reprises dans la soirée, deux mains surgiront de l'armoire, le troupeau d'agneaux reviendra dans l'épilogue etc...
Mais toutes ces répétitions, et c'est là tout le génie de Buñuel, ne se font pas de manière mécanique ni identique. Ainsi, l'arrivée des convives est filmée la seconde fois dans un rythme imperceptiblement différent et dans un cadrage légèrement rehaussé. Ce très léger décalage provoque un sentiment étrange, le spectateur percevant une image à la fois identique et à la fois différente. Buñuel joue en virtuose autour de cet entre-deux, faisant preuve d'une subtilité et d'une élégance confondante dans la description d'une situation si anormale. Une nouvelle preuve parmi d'autres : au début du repas, la chute du domestique avec son plateau est-elle vraiment un gag inventé par la maîtresse de maison, comme semblent le croire les invités ? Rien, bien évidemment ne nous en assure.
On pourrait craindre que cette insolite claustration soit alimentée, à force, par des procédés d'écriture arbitraires. Il n'en est rien car là aussi, Buñuel fait preuve d'une intelligence incroyable. Chaque tentative de départ avortée d'un invité prend une forme différente. Le renoncement soudain sur le seuil peut être provoqué par un élément réaliste et crédible (l'arrivée du petit déjeuner qui redonnera des forces avant de partir), par un effondrement nerveux qui rameutera les autres convives, relancera le récit et recentrera l'action au milieu de la pièce, ou par une hésitation plus elliptique mais commentée en retrait par un petit groupe inquiet ("Regardez, ils vont s'arrêter... N'est-ce pas étrange ?"). Cette situation ne peut donc qu'être acceptée et alors, tout peut se détraquer petit à petit, le premier repère à se brouiller étant la notion du temps (personne ne réussissant précisément à savoir depuis combien de jours dure cette comédie).
Pendant 1h15, vingt protagonistes se croisent dans un décor unique (seules quelques échappées vers la rue sont accordées au spectateur). Par de délicats mouvements de caméra, on passe d'un petit groupe à un autre, au gré des conversations et des mouvements. Dans ce salon, Buñuel ne semble jamais choisir un cadrage ou un angle de prise de vue déjà utilisé auparavant. Comme s'il s'agissait d'épuiser toutes les possibilités avant de retomber au point de départ. C'est une fois que tous les recoins ont été scrutés, toutes les combinaisons ont été essayées, que le film peut s'arrêter, et par conséquent, le sortilège peut être levé. Les invités prennent conscience qu'après tant de jours passés dans cet enfer, ils ont retrouvé la place exacte qui était la leur au premier soir. Il leur suffit donc de rejouer le moment du départ pour, cette fois-ci, passer enfin le seuil. Dans le récit de L'ange exterminateur, il n'y a pas d'autre logique qu'une logique esthétique.
Buñuel s'est toujours refusé à donner la moindre clé concernant son œuvre, se bornant à répéter son avertissement initial : "La meilleure explication c'est que, raisonnablement, il n'y en a aucune." Inutile de convoquer le surnaturel. D'ailleurs, l'inefficacité des rituels superstitieux ou maçonniques est raillée, abaissant ceux-ci au même niveau que les ridicules croyances de la religion officielle. L'un des murs du salon se présente sous la forme de trois grands placards ornés d'images pieuses. Sous la protection des grands saints et à l'abri des regards, dans le premier, on se soulage dans des vases antiques, dans le deuxième, on cache les morts et dans le troisième, on consomme avant le mariage. La belle Silvia Pinal, après Viridiana, joue Leticia, qui sacrifiera sa virginité, se donnant derrière un rideau à Nobile dans un abandon qui déclenchera la sortie de la crise. L'athéisme (parfois ambigu) de Buñuel a toujours été réjouissant.
Parmi toutes les pistes broussailleuses qu'emprunte le film, il en est une qui paraît tout de même plus dégagée que les autres, celle d'une certaine vision politique et sociale. Tout d'abord, ce sont les domestiques qui sentent mieux que les autres que quelque chose va advenir. Seul le maître d'hôtel reste au service de ses patrons. Restant la première nuit dans la pièce adjacente au salon maudit, il finit par rejoindre les prisonniers. L'absence totale d'explication rationnelle à cette claustration laisse penser que celle-ci est finalement inconsciemment volontaire. Les us et les coutumes de la haute bourgeoisie ainsi poussés à l'extrême provoqueraient cet enfermement. La politesse empêche de partir. La volonté d'éviter à ses condisciples la honte pousse chacun à adopter les mêmes comportements, y compris les plus inconvenants. Le respect de l'étiquette ne peut mener qu'au conformisme et à la mort. Car la situation devient vite intenable. Tout ce que ces gens repoussent habituellement (vulgarité, crasse, laisser-aller...) s'infiltre irrémédiablement dans leur petit cercle. Mais c'est bien de l'intérieur que cette classe pourrit, contrairement à ce qu'elle croit (quand Leticia lance un cendrier à travers la vitre de la salle à manger, un convive, en pleine discussion dans la pièce d'à côté, pense que ce fracas est dû à "un juif qui passait").
L'avertissement que constitue une telle mésaventure ne suffira pourtant pas. L'épilogue en donnera la preuve et cette fois la rue grondera de mouvements révolutionnaires. Cependant, Buñuel est bien trop malin pour brandir aussi simplement un drapeau. Il ne montre, brièvement, que des prémisses, une agitation, une répression militaire et termine sur un fameux plan de moutons s'engouffrant dans l'église où se rejoue le drame. Même la clé politique n'est donc pas dépourvue d'ambiguïtés et c'est bien cette position de méfiance devant toutes les idées reçues, doublée d'un rire salvateur, qui garantit la permanence de la place du cinéaste parmi les plus grands. Quand à cet Ange, précisément, on peut lui accoler facilement une bonne demie-douzaine de chefs-d’œuvre bunueliens, s'étalant sur plus de quarante ans, mais il reste, je crois, le plus cher à mon cœur.
(1964)
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Adaptation très politique (revancharde, disaient les critiques de l'époque), dans laquelle Buñuel semble d'abord protéger sa Célestine des aberrations droitardes mais pour lui faire assumer finalement son pur arrivisme. C'est donc l'un de ses films les plus noirs et les plus pessimistes. C'est aussi, des trois adaptations vues, celle où le couple Célestine-Joseph me semble produire le plus d'étincelles, coupante Jeanne Moreau et torve Georges Géret. Cela dit, même la deuxième fois comme ici, l'entrée dans un Buñuel est rarement facile, séquences d'apparence banale, mise en scène sobre, petites manies, décors jouant sur "l'impression" plutôt que le sens direct... Mais au final tout a déraillé et, tout comme dans Belle de jour les bascules oniriques deviennent de moins en moins décelables, on est incapable de pointer le moment où le vertige a commencé à nous prendre.
(29/08/2024)
Simon est un stylite, soit l'un de ces chrétiens des premiers siècles ayant choisi de faire pénitence au sommet d'une colonne pendant des jours, des mois, des années... Nous faisons sa connaissance alors que dans la foule des pèlerins, un riche notable lui propose un nouvel édifice, plus haut, plus beau, plus sûr. Simon est un jusqu'au-boutiste de la foi, un super-champion de l'ascèse. Seulement, plus il s'approche du ciel et plus il s'éloigne de l'homme. Le Saint devient méprisant et insensible.
Les dévots qui l'entourent ne sont pas décrits de façon plus tendre. Les armées de prêtres sont en effet vues par Buñuel avec la même ironie dévastatrice que celle, plus tardive, des Monty Python. On pense en effet plusieurs fois au final de La vie de Brian, où les imbéciles se succédaient aux pieds des crucifiés et, de manière très précise, on découvre même un gag bunuélien dont on retrouvera l'idée dans le film anglais de 78 : la querelle entre différentes factions de chrétiens ("- A bas le Christ ! - Vive le Christ ! - A bas la Sainte Trinité ! - A bas... euh... Vive la Sainte-Trinité !").
Aux côtés des officiels, le petit peuple est à peine mieux représenté : une mère qui ne comprend pas son fils, un nain zoophile, un paysan qui, une fois ses mains miraculeusement retrouvées, s'empresse de repartir travailler, giflant son gosse au passage... Autour de la colonne de Simon, on vient voir les miracles comme on va au marché. Et comme celui-ci le dit lui-même, "bénir fait passer le temps et cela ne fait de mal à personne".
Simon a tout de même un problème : le Diable ne cesse de le tenter. Et comment pourrait-il résister alors que Satan a choisi le corps de Silvia Pinal pour s'exprimer ? L'érotisme est ici aussi direct que le message anticlérical.
Pourtant, si Bunuel a fait grincer bien des dents, si certains de ses films, comme celui-ci, ont poussé très loin le bouchon, il s'est toujours trouvé des défenseurs des deux côtés, par exemple chez les bouffeurs de curés de Positif autant que chez les cathos des Cahiers du Cinéma. Chez les premiers, l'énervement était grand de voir leur auteur favori récupéré, après, certes, de nombreuses contorsions, par ceux qu'il aurait dû a priori choquer. C'est que si l'on peut voir dans Simon du désert (et les autres) l'expression d'un athéisme absolu et surréaliste (comme le voyait par exemple le flamboyant Ado Kyrou), on peut aussi y déceler une critique de l'intérieur et une critique, non du christianisme, mais de ses déviances. Devant l'insistance de Buñuel sur le sujet (quasiment du début à la fin de sa carrière), il faut bien se rendre à l'évidence que tout cela a pour origine autre chose qu'un simple rejet de principe. Cette petite ambiguïté toujours présente, malgré la vigueur de certaines flèches, rend finalement l'ensemble de l’œuvre du maître d'autant plus passionnante.
Deux remarques pour finir. D'une part, Simon du désert, si clair pendant quarante minutes offre au spectateur un dénouement sous forme de pirouette totalement inattendue et désarmante. Dans la folie d'une boîte de nuit new-yorkaise, Buñuel nous laisse pantois, au son d'un ultime cri diabolique de la Pinal. D'autre part, le cinéaste se plaignait parfois, semble-t-il, à propos de ce film-là, du manque de moyens et de temps. C'est pourtant l'une de ses plus belles réussites plastiques. Un Buñuel aux allures de pochade, même de trois quarts d'heure, même de transition, ne saurait que nous combler.
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